Article paru dans le Bulletin de l'AIH n°45 AH/2007
Revu et augmenté en mars 2020
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Les harpes Pleyel
II. La harpe Chromatique
Curieusement, c’est à nouveau des harpistes belges, comme Dizi naguère, qui attendent la succession de Wolff pour suggérer à Gustave Lyon de reprendre la fabrication des harpes Pleyel à double mouvement : Félix Godefroid [4], et Alphonse Hasselmans [5], en août 1894.
Malgré l’envergure du vieux Godefroid, 76 ans, Gustave Lyon décline la proposition, ne pouvant pas reprendre un instrument dont le principe avait été condamné à l’échec par son beau-père quarante ans plus tôt. En revanche, il se met aussitôt à réfléchir à un système chromatique simple et abordable, en vue d’un instrument fiable et accessible. Ainsi, deux ans plus tard à la fin de 1896, sortent les toutes premières harpes chromatiques Pleyel, à cordes croisées.
Ce système s’inspire de certaines harpes anciennes à plusieurs rangées de cordes, et avait déjà été envisagé en 1843, mais jamais mis en œuvre, par un autre grand facteur de pianos français, Henri Pape [6].
Au final, même s’il suit de près toutes ses évolutions, Félix Godefroid n’aura pas vraiment le temps d’apprécier cette nouvelle harpe Pleyel : il meurt en 1897. Quant à Hasselmans, il n’a jamais envisagé le moindre avenir à ce nouvel instrument.
Le principe semble a priori plus accessible que le système du double mouvement. Comme pour le clavier, les notes accordées en bécarre sont blanches, et les altérées noires. Seules les cordes de do sont restées rouges, conservant le même repère visuel que sur une harpe à pédales.
Toutes les cordes sont fixées à ces fameuses chevilles Alibert, pourtant abandonnées pour le piano. Pour éviter toute confusion, les cordes de fa ont abandonné leur couleur bleue ou noire pour le blanc.
Ces deux natures de cordes, blanche et noire, c’est-à-dire bécarre et dièse, ne sont pas disposées sur un seul axe comme sur une harpe à pédales, mais sur deux plans en X, se croisant au premier tiers environ de la longueur de cordes. Du chevalet de la main gauche jusqu'au côté main droite de la console sont tendues les cordes blanches, et inversement pour les cordes noires. Ainsi, cette disposition offre un certain confort aux bécarres à la main gauche dans le registre grave et à la main droite dans le registre aigu — ou du moins, plus d’aisance qu’une disposition inverse.
Les deux plans n’ont pas le même nombre de cordes : comme au piano, les cordes blanches comportent le total diatonique, et le plan des cordes noires seulement 5 : do#, ré#, fa#, sol#, et la#. Au total, l’ambitus de la harpe Pleyel correspond à celui d’une harpe à 46 cordes, du ré grave (ré44) au sol aigu (sol00), soit un total de 78 cordes : les 46 cordes blanches, donc, et les 32 noires supplémentaires.
Rappelons qu’à cette époque, toutes les harpes à 46 cordes, en particulier Erard, s’étendaient non pas du ré au sol, mais du do grave au fa aigu : c’est seulement à partir de 1886, à la fermeture de la manufacture de Londres, que les harpes Erard ont été équipées de cette 47ème corde aigue, le sol00.
L’écart des cordes blanches est tout à fait homogène, comme sur une harpe à pédales, il reste identique entre les tons et les demis-tons diatoniques. L’espace entre les cordes reste relativement restreint à hauteur du croisement, il est donc nécessaire de pouvoir ajuster de façon très précise l’emplacement des cordes de sorte que chaque corde noire passe exactement au milieu des deux blanches, pour éviter qu’elle ne claque contre l’une d’elles. Aussi les sillets des cordes blanches sont fixes, et ceux des cordes noires s’ajustent horizontalement, décalant la corde vers la gauche ou la droite selon les besoins du réglage.
Ces 78 cordes exigent une nouvelle désignation. Contrairement au système Erard, la numérotation n’évolue plus de l’aigu vers le grave (mi1, ré2, do3...), mais commence par le grave, comme au piano.
Curieusement, cette numérotation ne commence pas à partir du n°1, mais 15 pour la première note, le ré grave (ré15, ré#16, mi17, etc.). En réalité, Gustave Lyon s’appuie sur la théorie selon laquelle le son le plus grave audible par l’oreille serait le do de 32 pieds [7], soit celui juste au-dessous de l’extrême grave du piano.
Ce son le plus grave, le son origine, est numéroté 1, et détermine chromatiquement tous les autres : do1, do#2, ré3, etc. Aussi, le ré grave de la harpe chromatique correspond-il au 15ème son de cette échelle, et le sol le plus aigu au sol92.
Il reste tout de même assez surprenant que Gustave Lyon choisisse cette numérotation, un brin abstraite, au lieu de celle habituelle du piano — si cette numérotation lui avait semblé meilleure, il aurait semblé logique de désigner de la même façon les touches de ses pianos. Peut-être a-t-il simplement envisagé d’élargir plus tard le registre de sa harpe, en lui rajoutant des cordes encore plus graves, ce qui lui aurait permis de conserver les mêmes numérotations : un nouveau système de numéros de cordes aurait été chaotique auprès de bien des harpistes et de vendeurs de cordes. Quoiqu’il en soit, aucune harpe Pleyel ne dépasse le ré15.
Les plus beaux modèles de chevalet sont finement taillés à la manière d’une crémaillère inversée, et sous chaque corde est gravé le numéro correspondant, facilitant ainsi le remplacement en cas de rupture. La harpe est montée en boyau, et les cordes graves sont en filées jusqu’au si36 compris (qui correspond au si32, 5ème octave de la harpe à pédales). La harpe Erard, en revanche, est prévue pour des filées seulement jusqu’au mi 6ème octave, les boyau commençant au fa.
Sur la harpe à pédales, les cordes ne sont accrochées à la console que du côté main gauche de la harpe, provoquant un déséquilibre important. Il n’est pas rare aujourd’hui de trouver des harpes Erard dont la console est gauchie, le poids des cordes ne tirant que d’un seul coté. Avec le temps, la console peut perdre son parallélisme avec l’axe des cordes, qui risquent alors de s’échapper de l’axe des fourchettes.
Sur harpe Pleyel au contraire, la disposition des cordes de chaque côté de la console reste un atout majeur pour l’équilibre de la console. Certes, l’axe des cordes blanches, plus nombreuses, tire un peu plus que celui des cordes noires, mais les forces, malgré ce déséquilibre, restent globalement mieux réparties que sur Erard.
C’est précisément cette dissymétrie qu’avaient prévu d’abolir Dodd et Dizi dans leur harpe à mécanique centrale, mais surtout Henri Pape, avec son projet de harpe à cordes croisées. Si elle avait été construite, la harpe Pape n’aurait pas dissocié les cordes blanches des noires comme pour le piano, mais disposé deux plans de cordes tout à fait égaux. Toutes les notes auraient dû se succéder par demi-tons, chaque plan aurait ainsi été accordé en tons entiers, la gamme par ton restant un mode limité à une seule transposition. Ainsi, un plan aurait joué successivement do, ré, mi, fa#, sol#, et la #, et l’autre, do#, ré#, fa, sol, la, si, soit six cordes par octave de chaque côté. L’idée était ingénieuse, mais il est facile d’imaginer les difficultés qu’elle aurait posées pour les harpistes, obligés alors de jongler entre les deux gammes par tons.
Gustave Lyon est certainement sincère lorsque, en anticipant d’éventuelles accusations de plagiat, il affirme ne pas avoir eu écho des travaux engagés sur une harpe chromatique à cordes croisées par Henri Pape. C’est seulement en demandant son brevet en Allemagne et en Amérique qu’il aurait pris connaissance de celui, somme toute très différent, déposé par Pape cinquante ans plus tôt. De même, Lyon ne s’attribue en aucun cas l’idée des cordes croisées, et cite d’ailleurs en exemple une harpe écossaise du XVème siècle exposée au musée de South Kensington.
Symétrique ou non, l’effort de compression reste bien supérieur à celui d’une harpe à 47 cordes, et la structure de la harpe Pleyel doit se montrer beaucoup plus robuste pour supporter la force de ses 78 cordes.
Pour faire face à cette tension dépassant aisément les trois tonnes, la colonne n’est plus un simple assemblage de bois, mais un cylindre creux en acier, offrant ainsi une résistance bien plus importante. Un plaquage en bois plus ou moins épais selon les modèles recouvre ce cylindre, pour des raisons uniquement esthétiques.
Dès 1894, les premiers prototypes de harpe chromatique sont conçus dans un souci de résistance. La structure générale doit être encore plus robuste que celle d’une harpe traditionnelle, et les calibres et longueur de cordes recalculées pour atteindre leur seuil de rupture, où leurs qualités acoustiques sont à leur maximum. Gustave Lyon met alors au point une machine assez complexe et ingénieuse pour mesurer la force de tirage des cordes. Il termine ainsi, en un an, une première harpe, entièrement basée sur de savants calculs scientifiques. En août 1895, il confronte cette harpe à un climat très humide, à Villiers-sur-Mer, dans le Calvados, vraisemblablement dans la maison de campagne de Félix Godefroid [8]. Contrairement à ses prévisions, les cordes ne tiennent pas l’accord, et cassent sans cesse. Le problème ne vient pourtant pas des cordes, puisque parfaitement adaptées, ni des conditions d’hygrométrie. La harpe elle-même est en cause : Gustave Lyon mesure qu’elle peut s’allonger jusqu’à 3mm, dépassant ainsi la limite du point de rupture.
Pour en avoir le cœur net, il décide de remplacer les habituelles consoles en bois par de nouvelles en métal, le célèbre Acier Pleyel de son beau-père, plus stable et résistant, et qui équipe déjà tous les pianos — en fait, il s’agit maintenant d’un alliage d’aluminium. Moins d’un an plus tard, en avril 1896, il repasse l’épreuve de Villiers, mais cette fois, avec deux « témoins », une petite Pleyel de 1840, et une Erard style gothique. Les cordes des trois harpes sont bien sûr achetées en même temps, chez le même fabricant, et montées le même jour. Le premier soir à Villiers-sur-Mer se montre particulièrement idéal pour ce genre de test, puisqu’une furieuse tempête s’abat sur la région. Le résultat est un succès : il ne manque aucune corde le lendemain sur la chromatique en métal, contre 14 pour la gothique, et 15 pour la vieille Pleyel. Dès lors, la harpe chromatique Pleyel, aboutie, se commercialise rapidement.
D’un modèle à l’autre, toutes les consoles Pleyel conserveront cette morphologie si particulière, qui s’explique plus par des raisons logiques qu’esthétiques.
Pour garantir le même angle entre les cordes blanches et noires, les cordes ont besoin de s’éloigner l’une de l’autre au niveau de leurs attaches (sillets et chevalets) à mesure que leur longueur augmente. La console n’est donc pas parfaitement plate, comme sur une harpe à pédales, mais s’élargit progressivement de chaque côté, où sont fixés chevilles et sillets. La console s’épaissit ainsi vers le grave, tout en conservant sa courbure générale.
De même, les chevalets ne sont pas parallèles, mais s’écartent vers le registre grave. Pour conserver une hauteur de croisement correcte, un peu plus basse qu’à la moitié des cordes, la console se doit d’être un peu plus large que l’écartement des chevalets, ce qui lui donne cet aspect surprenant, presque plus large que haut.
Cette nouvelle console en métal, creuse et plus robuste [9], permet la fixation à l’intérieur d’une sorte de petit xylophone chromatique (!) qui sert de diapason au harpiste et lui permet d’accorder ensuite toutes les octaves selon ces diapasons référents. Les 12 lames chromatiques, accordées de manière scientifique, sont disposées perpendiculairement à la console, et un système mécanique permet d’actionner de petits marteaux depuis une touche à l’extérieur de la console, à la manière d’un célesta. C’est d’ailleurs la firme Mustel, célèbre manufacture de célestas, qui sous-traitait la fabrication de ce mécanisme. Initialement, une fine toile tendue sous la console cachait ce mécanisme. Les registres Pleyel indiquent pour les harpes de ce modèle “aluminium, partition, sans volets” . Si la mention “aluminium” correspond à la console, et les volets au mécanisme de renforcement (très vite abandonné sur la harpe chromatique), la mention “partition” ne se réfère pas au livre de musique, mais bien au vocabulaire de l’accordeur de piano, au sens “partitionner”. Celui-ci partitionne en effet son clavier en réduisant d’abord son accord sur une octave, ce qui est le principe de ce petit celesta.
Cette partition était accordée selon le la 435, diapason en vigueur à l’époque.
Comme pour la console, la harpe Pleyel doit faire face au problème lié à la tension énorme des 78 cordes sur la table d’harmonie Gustave Lyon conçoit alors d’accrocher les cordes non pas directement à la table, mais à un sommier en fonte à l’intérieur de la caisse. Seul inconvénient : la longueur des cordes derrière la table, trop courte, les rend trop raides, et la table se retrouve alors comme bloquée, brimée. Aussi Gustave Lyon décide-t-il de soulager la table en accrochant ses cordes non pas directement au sommier, mais à de petites ressorts, de diamètre et de résistance savamment calculés.
La table ne travaille donc plus à l’arrachement comme une harpe diatonique. Si les cordes avaient été directement accrochées à la table, celle-ci aurait dû se montrer beaucoup plus résistante, et par conséquent, plus épaisse et moins sonore. Au contraire, ce système de sommier et de ressorts permet d’assouplir la table et de lui laisser une épaisseur optimale pour la qualité du son. Ces ressorts sont un véritable succès, la table retrouve toute sa souplesse et ses qualités sonores.
Le sommier est ainsi fixé aux deux extrémités de la caisse et passe entre les deux chevalets. La place habituelle des ouïes étant maintenant occupée par le sommier, celles-ci sont dédoublées et déportées juste à côté pour pouvoir accrocher les cordes. Avant d’aboutir à cette disposition, Gustave Lyon avait d’ailleurs placé ces ouvertures complètement sur les côtés de la caisse, jugeant la position centrale habituelle « irrationnelle dans les anciennes harpes, puisque les robes ou la poitrine des exécutantes les fermaient complètement » [10].
Dans ce modèle, la ferrure dépasse des deux cotés de la caisse, en bas et en haut. En bas, la colonne y prend simplement appui, compressée par la tension des cordes. En haut, la console est boulonnée à la ferrure de la caisse, et la colonne s’emboîte dans la console. Quelques décorations, toujours en fonte, ornent cette structure, sans quoi la harpe apparaîtrait comme un assemblage plus proche d’une machine que de la musique.
Au fond, il n’est pas faux de rapprocher cette harpe du principe du cadre en métal du piano, puisque toutes les pièces maîtresses de la structure sont en acier, qu’elles soient boulonnées, compressées, ou emboîtées.
Les seules parties encore en bois sont la caisse, le socle, la table, et le plaquage de la colonne.
L’inconvénient majeur de cette harpe reste son poids très important : 60 kg. Gustave Lyon se demande « comment cet instrument si lourd pourrait être manié par de gracieuses et charmantes mains féminines » [11]. Pour faciliter son déplacement, Gustave Lyon installe de petites roulettes à l’avant, sous les griffes : il suffit de basculer légèrement la harpe vers l’avant pour la faire rouler. Ces roulettes fort pratiques équiperont aussi les harpes chromatiques en bois, et depuis, certaines de nos harpes modernes. Il est d’ailleurs amusant de retrouver les mêmes pieds à l’avant que ceux utilisés sur les anciennes Pleyel à pédales, en forme de griffes de lions — ceux-là même qui semblaient autrefois disproportionnés semblent avoir trouvé une harpe à leur mesure.
C’est peut-être aussi en raison du poids excessif que le sommier d’accroche des cordes va finalement se réduire aux seules 22 cordes filées. La table est alors conçue spécialement pour supporter le poids des 56 cordes en boyau.
La caisse retrouve alors les cinq niveaux d’ouïes d’une harpe à pédales, contre six pour le précédent sommier. Seul le niveau du bas est doublé, de manière à accrocher les cordes de chaque côté du sommier.
Le sommier est fixé directement sur la caisse, ce qui explique la présence d’une pièce métallique en forme de poignée, au-dessus des deux ouïes inférieures. Comme la version précédente, il se courbe pour prendre appui sous la colonne, adaptant ainsi le système d’ancrage à la tension très forte des cordes.
Plusieurs bois sont proposés : majoritairement l’érable et le satinwood, mais aussi parfois l’acajou, le palissandre, le citronnier, le frêne de Hongrie, le noyer, ou encore l’ezigo. En revanche, ces consoles métalliques sont dorées et vernies.
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Finalement, un peu avant les années 1910, la harpe chromatique va peu à peu abandonner sa console en métal au profit d’une console en bois, abandonnant ainsi le petit celesta à l’intérieur de la console.
C’est probablement cette lourdeur excessive qui persuade Gustave Lyon de revenir ensuite à la harpe à console en bois (39 kg), plus proche de la trentaine de kilos d’une harpe Erard habituelle. Peut-être aussi est-ce dû aux préjugés des harpistes face aux qualités acoustiques du métal, comme naguère les pianistes face aux pianos en acier Pleyel d’Auguste Wolff.
Un nouveau modèle est créé, très travaillé, de style gothique, façon notre Dame de Paris, dorée et abondamment sculptée au niveau de la culée. Le chapiteau de la gothique Pleyel apparaissant aujourd’hui comme beaucoup moins fin que celui de la Erard, il n’est pas interdit d’imaginer que Pleyel ait fait jouer la concurrence par une telle démesure.
Un autre modèle à console en bois, cette fois de style empire, reprendra la décoration des consoles métalliques, avec son élégante colonne corinthienne, finement sculptée et dorée à la feuille d’or. Sur cette colonne, la base et le chapiteau en motif de feuilles sont un peu plus grands que sur la version console métallique.
En réalité, à l’instar des pianos, certaines harpes ont été personnalisées avec des décorations parfois uniques, par exemple en style Louis XVI, ou en ornements de chardons, ou même de cygne, mais leur production reste relativement ponctuelle.
Les modèles gothiques et empire ne seront pas fabriqués très longtemps, et seront rapidement remplacés par un autre un peu plus sobre, désigné “style moderne” sur les registres. Sur ce modèle, de discrètes décorations remplacent les dorures, à l’image du récent modèle de chez Erard, la harpe de style empire torsadée.
C’est probablement ce dernier modèle qui sera le plus répandu — aucun autre modèle ne suivra. Ce modèle deviendra de plus en plus populaire, et remplacera assez vite tous les autres, dont évidemment, ceux aux anciennes consoles métalliques. Il se déclinera en version très élégante en érable.
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Nécessairement plus volumineuse que sur une harpe à une seule rangée de cordes, les tables des prototypes Pleyel étaient pourtant droites, à la manière des anciennes harpes Pleyel à pédales.
Elles se sont ensuite élargies, un peu comme les tables larges américaines. La firme américaine Lyon & Healy [12] avait en effet déposé en 1895 le brevet pour cette table plus grande, utilisée pour toutes nos harpes de concert d’aujourd’hui (de là vient l’expression table américaine), mais il n’est pas certain que Gustave Lyon connaissait l’existence de cette nouvelle harpe outre-atlantique. Plus tard, Albert Blondel, qui dirigeait la maison Erard, ne voudra jamais entendre parler de ces tables sur ses harpes.
La présence des deux chevalets exige en effet une largeur plus importante que sur harpe à une seule rangée de cordes, en particulier dans le grave, du fait de leur écartement, mais à la différence des tables larges, la courbure n’est pas aussi prononcée. La maison Salvi propose d’ailleurs aujourd’hui deux modèles de harpe, Arion et Orchestra Ex, dont les tables rappellent un peu celle des chromatiques. Le fil du bois des tables Pleyel est bien sûr toujours disposé horizontalement, dans le sens de la largeur, et les plus richement travaillées sont recouvertes d’un fin plaquage, souvent de la loupe de noyer ou d’érable, particulièrement élégant, comme les anciennes Pleyel à pédales.
Enfin, certaines des premières harpes chromatiques ont été munies d’un étouffoir mécanique entre les deux rangées de cordes près de la table, actionné par une pédale — innovation géniale, mais abandonnée rapidement.
La harpe chromatique se décline donc en trois types de caisse.
La première, régulière, épouse la table à la manière d’une harpe à table droite, ce qui la rend franchement volumineuse. Une autre consiste à faire dépasser la table de la caisse, à la manière des tables américaines. Une autre, particulièrement élégante, est un peu incurvée de chaque côté, sorte de synthèse entre les caisses de harpe à table droite et large.
La harpe-luth.
À Partir de 1907, vers le no. 600, la maison Pleyel lance également une variante de sa harpe chromatique, la harpe-luth. Spécialement prévue pour le répertoire baroque, cette harpe rare, souvent décorée, est exclusivement montée en cordes métalliques, spécialement pour évoquer le timbre du clavecin.
Il est bien curieux d’avoir associé ces deux instruments si éloignés au niveau du son et de la lutherie, la harpe-luth Pleyel, surtout avec ses cordes métalliques, n’ayant strictement rien en commun avec le luth.
Il ne semble pas qu’un luth ait été fabriqué chez Pleyel, mais certains instruments anciens sont remis au goût du jour et largement modernisés sans vraiment tenir compte de l’authenticité et du risque d’anachronisme. Il ne s’agit pas de copies d’instruments anciens, mais bien d’instruments modernes, comme le clavecin, pour lequel Falla écrira son concerto.
Généralement, le luth fabriqué à cette époque n’a d’ailleurs en commun avec l’original que le dos luthé et l’angle de la tête : très tendues, les cordes ne sont pas dédoublées, les frettes sont en métal, les chevilles remplacées par des mécaniques de guitare… Le luth n’est alors encore qu’une sorte de grande mandoline accordée comme une guitare, dont les formes rappellent vaguement l’ancien, et n’a rien à voir avec les restitutions d’aujourd’hui.
En fait, l’association « harpe-luth » correspond surtout à l’image du luth que l’on se fait généralement au début du siècle : une douce musique de romances attendrissantes et de sérénades nocturnes au clair de lune un soir d’été… Mais le luth est aussi l’instrument des complaintes et des lamentations. Bref, un instrument autant de charme et de séduction, que de peines et de pleurs. En un mot, l’instrument des sentiments. Le luth fait d’ailleurs partie, avec la lyre et la harpe, du vocabulaire fétiche des poètes, pour qui, au moment du travail, chaque nerf, chaque fibre tressaille comme un luth que l'on vient d'accorder, pour ne citer qu’Alfred de Musset.
Aussi, le terme harpe-luth apparaît sans doute plus poétique, et en tout cas, moins “scientifique” que celui de harpe chromatique à cordes métalliques. Il séduit probablement davantage le harpiste, et surtout, pour revenir plus terre-à-terre, l’acheteur potentiel. La maison Pleyel n’hésite d’ailleurs pas à exploiter ce cliché pour la promotion de ses harpes, comme en témoigne cette carte postale amusante.
La maison Erard avait d’ailleurs aussi utilisé la même référence au luth en 1889, pour un instrument de son invention, le luthéal [13], quoique la référence se rapproche davantage au « jeu de luth » des clavecinistes.
Chez Pleyel aussi, la référence s’adresse non pas aux luthistes, mais aux clavecinistes. Grâce à ses cordes en métal, la harpe-luth est fièrement présentée par Gustave Lyon comme l’instrument idéal pour l’interprétation du répertoire du clavecin :
Rien de plus délicieusement joli, et de plus émotionnant que d’entendre jouer sur cette harpe-luth ces anciennes pièces de clavecin. On a dit même que ce fut une révélation, parce que le toucher subtil et expressif de l’artiste leur donne un attrait, une vie, une poésie, une émotion, qu’elles ne peuvent pas avoir sur un clavecin.
En effet, Saint Saens disait : « sur le clavecin, il était impossible de passer graduellement du piano au forte, et de pratiquer cet art savant des nuances infinies et de la variété de toucher, qui donne au piano moderne son plus grand attrait. »
Cet art savant des nuances infinies, la harpe-luth le permet au même titre que le piano, et grâce à elle, Rameau, Haendel, Bach, ont trouvé un instrument qui fait revivre leur âme, leurs joies, leurs tristesses, leurs douleurs, avec une intensité, une vérité d’expression inconnue même à l’époque où vivaient ces grands maîtres, car le clavecin, pour eux, n’a jamais pu être qu’un froid et inexpressif interprète.
Plus loin, Gustave Lyon sous-entend même que le son de la harpe-luth serait celui dont rêvait Bach pour le clavecin, après une comparaison un peu vaine entre le sautereau du clavecin et le doigt du harpiste.
En effet, le débat concernant l’interprétation de musiques anciennes sur instruments modernes ne date pas d’hier, et c’est probablement par soucis d’authenticité que Gustave Lyon s’appuie sur des souhaits exprimés par Bach : Ainsi Bach voulait un instrument à cordes pincées, mais à sonorité prolongée, souple et flexible.
Initialement, cette harpe avait deux fines colonnes, qui, disposées en V retourné, assuraient un très bon équilibre à la harpe. Ce modèle n’a été pourtant que peu produit, même si la presse de l’époque a souvent applaudit cette harpe-luth, notamment sous les doigts de Renée Lénars, qui s’en était fait une spécialité.
Deux modèles au moins ont été proposés. L’un de style gothique, en noyer ou acajou, avec une tête de chouette sculptée sur la culée et un personnage s’échappant du chapiteau à la manière des contrebasses. L’autre, beaucoup plus moderne, de style art nouveau en vogue à cette époque, avec ses élégantes courbes si représentatives le long des deux consoles.
Richard Wagner et la harpe chromatique.
On a souvent entendu que Richard Wagner avait écrit ses parties de harpe directement pour harpe chromatique Pleyel, ce qui les rendait aussi difficiles sur harpe à pédales. Certains passages, comme la dernière scène de la Walkyrie par exemple, sont en effet particulièrement délicats à passer aux pédales.
Cette affirmation demeure parfaitement aberrante, puisque Wagner meurt en 1883, c’est-à-dire bien avant le projet même de Gustave Lyon.
En revanche, pour les Maîtres chanteurs, Cosima Liszt, qui dirigeait le Bayreuther Festspiele depuis la mort de son époux Richard Wagner, avait fait accompagner Beckmesser par une harpe-luth de petit format pour ses sérénades, plutôt qu’un luth. Si la partie de luth de Wagner n’a rien de terriblement chromatique, c’est plus le timbre même de la harpe-luth qui est exploité à Bayreuth, puis, par ricochet, aux Opéras de Paris, Mannheim, Amsterdam, LaHaye, Venise, Milan, etc.
Cosima écrit à ce sujet à Gustave Lyon le 2 juillet 1899 :
Le luth que vous avez eu l’extrême obligeance de destiner aux représentations de Bayreuth a été produit en présence des trois maîtres de chapelle et des harpistes de notre orchestre. Il n’y a qu’une voix sur la beauté, l’avantage et le mérite de votre invention.
Cet instrument, ravissant par la forme autant que par le son, décorera notre salle de musique, et je ne saurais vous dire, Monsieur, combien je suis sensible à votre aimable attention.
Recevez, Monsieur, avec mes remerciements et ceux de mon fils, l’assurance de ma considération bien distinguée.C. Wagner
Cette harpe-luth de Beckmesser était une harpe chromatique de petit format : 1m36, contre 1m88. Elle compte seulement 45 cordes, contre 78 : 26 blanches et 19 noires, c’est-à-dire un peu moins de 4 octaves.
Si Wagner n’a pas eu le temps de connaître la harpe chromatique, en revanche, ses parties de harpe de certains opéras sont parfois jouées à la chromatique. L’écriture pour la harpe s’y prête bien : pas de glissando, ou si peu, modulations chromatiques, notes étrangères chromatiques, etc.
Ami et grand défenseur de la musique de Wagner, le grand chef d’orchestre Hans Richter, qui fut le premier à diriger l’intégralité du Ring à Bayreuth en 1876, écrit à Gustave Lyon :
Bowdon (Cheschire) 14 janvier 1903
Depuis longtemps déjà, je voulais vous écrire au sujet de vos excellentes harpes chromatiques ; mes voyages et mes obligations professionnelles m’ont empêché de réaliser immédiatement ce projet.
Avec cet instrument, il n’y a plus maintenant aucun obstacle dans l’exécution même des parties les plus difficiles des œuvres magistrales de R. Wagner ; j’ai pu m’en convaincre en conduisant le Crépuscule des Dieux, à Paris : c’était une grande joie pour moi d’entendre les quatre harpistes femmes jouer sur vos instruments.
Les avantages principaux de votre instrument me paraissent se résumer en ceci : 1° la sonorité irréprochable ; 2° la constance de l’accord, parce que les cordes ne sont ni trop tendues ni trop flasques ; 3° la complète absence de bruit pendant le jeu, car, dans les harpes à pédales, le bruit de l’enfoncement des pédales, pendant les rapides changements d’harmonie, est absolument inévitable. J’ai été complètement satisfait du son de la harpe chromatique.
Dans l’espérance que votre amélioration recevra bientôt sa consécration de tous côtés, je reste votre très amical.Hans Richter
Autres facteurs de harpes chromatiques.
Curieusement, c’est exactement à la même époque que le facteur américain d’origine britannique Henry Greenway (1803-1903) lance également une harpe chromatique à cordes croisées.
Les ressemblances sont troublantes avec le système harpe Pleyel, mais il y a très peu de chances que Gustave Lyon ait pu avoir écho de ce nouvel instrument outre-atlantique.
En réalité, ce n’est pas deux rangées de cordes que Greenway fait croiser, mais quasiment deux harpes : deux consoles, et deux colonnes croisées en X ne sont réunies que par un seul et même corps sonore, pour 43 cordes blanches et 30 cordes noires, du fa grave au mi aigu.
Ces instruments sont aujourd’hui extrêmement rares, mais au moins deux sont répertoriés. L’un au National Music Museum de Vermillion (South Dakota), et l’autre au Metropolitan Museum of Art de New York. Leurs arabesques sur leur table témoignent des racines anglaises de Greenway (il est né à Birmingham), et rappellent les arabesques de certaines harpes de J. & J. Erat des années 1830. De la même manières, elles ont gardé la taille de ces harpes anglaises (du moins en hauteur !) : 168 cm, contre 188cm pour la Pleyel.
Sur le premier instrument, la table est commune aux deux harpes. En revanche, sur l’instrument de New York, deux tables inclinées sont côte à côte, augmentant ainsi considérablement la surface vibrante, mais impliquant une structure très résistante en conséquence.
Malgré la forte ressemblance apparente avec le principe des harpes chromatiques Pleyel, un harpiste serait bien ennuyé de passer de l’une à l’autre : les deux rangées sont inversées. Le plan des cordes blanches sur la Pleyel (qui permet de jouer les bécarres de la main gauche près de la table), devient le plan des dièses sur la Greenway, et réciproquement.
Une autre harpe chromatique d’un tout autre système est également breveté en 1900, cette fois outre-Rhin, par Karl Weigel.
Le système inventé par Karl Weigel est simple : une harpe chromatique sur une seule rangée de cordes. Cette harpe très rare a été fabriquée par la firme Julius Heinich Zimmermann à Saint Petersbourg, vraisemblablement vers 1902.
Il s’agit d’une harpe sur laquelle le total chromatique est disposé de manière égale : la gamme chromatique remplace purement et simplement la gamme diatonique d’une harpe habituelle. Les espaces entre chaque cordes sont tout à fait homogènes, il ne s’agit pas d’une gamme diatonique à l’intérieur de laquelle auraient été rajoutées les touches noires, comme sur un clavier.
Les cordes sont donc d’égale distance qu’elles soient bécarres ou dièses, mais en revanche, elles sont évidemment beaucoup plus resserrées que sur une harpe habituelle.
En réalité, cet instrument de 54 cordes est très proche de la harpe tyrolienne, notamment par la courbure du corps sonore.
Pour mieux équilibrer la répartition du poids des cordes, elles sont fixées à l’intérieur de la console, comme la harpe perpendiculaire de Dodd et Dizi —et comme sur les harpes traditionnelles du Paraguay.
Malheureusement, cet instrument est resté sans grand succès, malgré son fort potentiel.
Plus d’un siècle après, le luthier Philippe Volant propose une harpe celtique chromatique selon le même système, 61 cordes sur une seule rangée.
4. Né à Namur, Dieudonné-Félix Godefroid (1818-1897) comme son frère Jules étudie la harpe simple mouvement au Conservatoire de Paris avec Nadermann, avant de passer à la harpe double mouvement avec Théodore Labarre. Godefroid étudiera ensuite avec Parish-Alvars, lui même élève de Dizi.
5. Né à Liège, Alphonse Hasselmans (1845-1912) a un parcours assez proche de celui son professeur Félix Godefroid. En 1884, il est nommé professeur au Conservatoire de Paris, poste qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1912. Outre ses compositions, de nombreuses « pièces de caractère » tout à fait charmantes, son enseignement donnera naissance à une génération de virtuoses qui ont rendu mondialement célèbre l’école française de harpe : Lily Laskine, Pierre Jamet, Micheline Kahn, Marcel Grandjany, Marcel Tournier, Carlos Salzedo, Henriette Renié...
6. Henri Pape (1789-1875), facteur de pianos, ancien directeur des ateliers Pleyel de 1811 à 1815, fut un des plus facteurs de pianos des inventifs : il déposa pas moins de 173 brevets, dont 73 pour le piano ! Entre autres innovations géniales, il fut le premier, en 1826 à recouvrir les marteaux du piano par du feutre, au lieu du cuir utilisé habituellement. Il déposa également un brevet de cordes croisées dès 1827, bien avant celui de Steinway de 1859. Henri Pape imagina aussi quantité d’innovations plus ou moins suivies, comme le piano sans cordes, remplacées par des lames métalliques (ce qui donnera lieu plus tard au célesta), le piano rond, le piano-table, le piano hexagonal, le piano à deux tables d’harmonies reliées par une âme, le piano aux cordes de chaque coté de la table, etc...
7. La hauteur d’un son se mesurait encore en France en nombre de pieds, le système de Heinrich Rudolf Hertz n’étant pas encore une norme internationale. Les registrations d’orgue utilisaient depuis très longtemps déjà cette désignation en pieds : jeux de 32, 16, 8 pieds, etc. Le do 32 pieds équivaut à 16, 5 Hz, et le la 870 pieds au la 435 Hz.
8. Félix Godefroid, d’ailleurs, s’éteindra deux ans plus tard dans cette maison de vacances.
9. Malgré leur plus grande solidité, ces consoles se sont pourtant parfois brisées de la même façon que les consoles en bois, entrainant davantage de dommages collatéraux sur la table, étant donné leur poids.
10. Témoignage amusant, qui reconnaît volontiers que la harpe était un instrument principalement joué par des femmes. Gustave Lyon ajoute d’ailleurs un peu plus loin, pour la défense de ses harpes que « la harpe chromatique sans pédale repose sur les genoux et non sur la poitrine, ce qui, au point de vue de la santé, de l’hygiène, surtout au moment de la croissance des jeunes filles, est de la plus haute importance. »
11. Même remarque que la précédente.
12. Fondée à Chicago en 1864 par George Washburn LYON (sans aucun rapport avec Gustave Lyon, donc) et Patrick J. HEALY, la firme Lyon & Healy lance sa première harpe, table droite, en 1889, et la première harpe table large en 1895. La firme Lyon & Healy, souvent comparée au Steinway de la harpe, est aujourd’hui la plus ancienne encore en activité.
13. Le luthéal est une sorte piano à queue dont la mécanique particulière produit un son intermédiaire entre le piano et cymbalum. Ravel écrit Tzigane, dans sa version initiale, pour violon et luthéal.