Article paru dans le Bulletin de l'AIH n°45 AH/2007
Revu et augmenté en mars 2020
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Les harpes Pleyel
Rares sont les facteurs d'instruments dont le nom, à jamais gravé dans l'histoire de la musique, reste autant considéré que les compositeurs et interprètes les plus célèbres. Depuis deux cents ans, la maison Pleyel apporte sa contribution à l'univers musical français et à son rayonnement international, depuis les premiers pianos d'Ignace jusqu'à la réouverture récente de la salle des concerts de la rue du faubourg Saint-Honoré. Si l’aventure Pleyel est avant tout celle du piano, on oublie trop souvent que la firme a également produit des harpes à pédales bien avant de se lancer dans l’épopée de la harpe chromatique. Le mythe Pleyel, c’est avant tout l’histoire d’un homme, Ignace Pleyel et de ses successeurs tout aussi géniaux.
Les débuts.
Ignaz Joseph Pleyel naît en 1757 à Ruppersthal, en Basse-Autriche. Ses talents de musicien lui permettent d’étudier pendant cinq ans avec le grand maître Joseph Haydn, qui en fait son élève le plus célèbre. Ignaz s’installe ensuite à Strasbourg, où il assiste le maître de chapelle Franz-Xavier Richter, prenant ainsi la nationalité française et devenant Ignace Pleyel. Excellent pianiste, les grandes capitales européennes le plébiscitent, et le placent parfois en concurrence avec son ancien maître, ce qui n’altèrera jamais leur profonde amitié. À Strasbourg, Ignace Pleyel se lance dans l’édition de partitions, très rentable, et se fait envoyer en 1793 des pianos Erard, probablement pour les revendre. Il quitte Strasbourg en 1795 et s’installe au quartier de la Chaussée d’Antin à Paris, où il ouvre une boutique de partitions. Il édite ses propres œuvres, bien sûr, mais aussi celles de Mozart, Haydn, Boccherini, Méhul, Beethoven, etc. Il est le premier, en 1802, à lancer une collection de partitions de poches, la « Bibliothèque musicale », de petit format et petit prix.
Compositeur prolifique, il écrit une quantité vertigineuse d’œuvres injustement délaissées aujourd’hui : plus de 40 symphonies, 60 quatuors à cordes, deux opéras, et d’innombrables sonates et trios avec pianos. C’est même la composition qui lui sauve la vie : il échappe à la guillotine grâce à son Hymne à la Liberté qu’il écrit avec Rouget de l’Isle. En 1805, Pleyel devient l’associé du facteur de piano Charles Lemme [1]. Pleyel apporte l’argent, Lemme son savoir-faire. Leur collaboration durera peu de temps, jusqu’à ce que Pleyel s’installe dans ses propres ateliers.
En 1807 Ignace Pleyel fonde sa propre maison, sans se douter de la longue et brillante carrière qui l’attend, bien au-delà de nos seules frontières. Les débuts s’avèrent difficiles : si Ignace reste un brillant artiste, il est sans doute moins bon gestionnaire, et l’entreprise se serait sans doute écroulée sans les interventions de Méhul et autres musiciens généreux. Il semble que la production (ou peut-être la simple revente) de harpes soit déjà antérieure à 1807, lorsque son épouse avait tenté de le dissuader de fonder cette entreprise : « Crois-moi mon chéri, au lieu de tous ces pianos, harpes, etc.. nous ferions bien mieux de graver toutes sortes de petites œuvres demandées tous les jours, qui n’exigent pas de grandes avances et dont la rentrée est sûre ».
Mais ces remarques n’arrêtent pas les projets d’Ignace, qui poursuit quand même son entreprise. Malgré le soutien du grand pianiste Frédéric Kalkbrener [2], il écrit en 1813 à son fils Camille : « Les affaires vont extrêmement mal, je n’ai vendu ni pianos, ni harpes, pas même une pauvre guitare ». C’est précisément cette même année que Camille fait ses premières armes dans l’entreprise de son père, qui le nomme, à 25 ans, mandataire pour l’ensemble de ses activités commerciales.
Comme lui, Camille Pleyel (1788-1855) est un excellent musicien. Il étudie la musique d’abord avec son père, puis avec le compositeur Jan Ladislav Dussek (1760-1812), dont les harpistes connaissent bien les petites sonates pour harpe. Camille se révèle merveilleux interprète, comme en témoigne Frédéric Chopin : « Il n’y a plus aujourd’hui qu’un homme qui sache jouer Mozart, c’est Pleyel, et quand il veut bien exécuter avec moi une sonate à quatre mains, je prends une leçon ».
Camille voyage, découvre et observe les pianos les plus en vogue à cette époque, notamment ceux de Broadwood, à Londres, dont il retiendra certaines innovations pour ses propres pianos. Meilleur gestionnaire que son père, il sort plusieurs fois l’entreprise hors de l’eau, et procède à une entière réorganisation en 1824, en s’associant à Kalkbrener, après sa tournée triomphale en Allemagne avec le harpiste virtuose F.-J. Dizi. Par ailleurs, Camille Pleyel entretient des relations privilégiées avec de nombreux musiciens influents, comme Cramer, ou Moscheles, qui contribueront activement à la promotion des instruments Pleyel.
Mais c’est véritablement l’année suivante, en 1825, que démarre la véritable manufacture Pleyel, dont Camille prend désormais la direction. En 1827, la maison Pleyel reçoit sa première médaille d’or de l’Exposition Nationale des Produits de l’Industrie Française, ce qui contribue amplement à son épanouissement.
I. La harpe à Pédales Pleyel
C’est probablement Kalkbrener qui introduit François-Joseph Dizi (1780-1840) auprès de Camille Pleyel, à son arrivée à Paris. Le harpiste belge, professeur d’Elias Parish-Alvars, et dont les harpistes d’aujourd’hui connaissent encore très bien les cahiers d’études, avait rencontré à Londres Sébastien Erard, qui le convertit sans difficulté au système du double mouvement. Il y avait rencontré ensuite le facteur de harpes Edward Dodd (1791-1843), qui lui fabriqua une harpe insolite, à double mouvement, sur laquelle les cordes passent au centre de la console — un exemplaire est conservé au musée de la musique à Paris. La musique de Dizi est éditée chez Pleyel, en particulier le Grand Duo pour harpe et piano op. 82, écrit justement avec Kalkbrener.
Différentes occasions amènent Dizi à réfléchir sur la résistance des tables d’harmonie, et c’est à titre purement expérimental qu’il fait réaliser une table en multiplis : de l’épicéa, aux fibres horizontales, collé contre un bois plus dur, aux fibres verticales. Contre toute attente, et contrairement à toutes les idées reçues, le son devient quasiment doublé.
Camille Pleyel en fait lui-même l’expérience sur un piano, avec une double table, sapin contre acajou. Le résultat est tout aussi surprenant, et il en dépose le brevet avec Dizi, en 1830.
Les harpes de l’ère Camille Pleyel se reconnaissent aisément à la courbure de leur table dans le grave, épousant élégamment la terrasse de la harpe selon le brevet de Dizi, déjà appliqué sur certaines harpes Dodd. Le système pouvait être à simple ou à double mouvement, et contrairement à la mécanique extérieure des harpes Erard, la mécanique Pleyel était totalement interne, préfigurant nos harpes modernes.
Le style empire de cette harpe n’est pas très éloigné de celui de certaines Erard, Erat, Barry, et autres harpes de cette époque. L’élégante colonne présente de fines cannelures, et de légers motifs dorés à la feuille. En forme de griffes de lion, les pieds apparaissent un peu démesurés.
Comme beaucoup de harpes à cette époque, les Pleyel sont souvent munies du système de renforcement imaginé par Krumpholtz et réalisé par J.-H. Naderman en 1785 : une huitième pédale ouvre ou referme des volets derrière la caisse, renforçant ainsi le volume de la harpe.
Ces harpes à pédales Camille Pleyel, raffinées et gracieuses, sont aujourd’hui d’autant plus rares qu’elles n’ont été produites, à l’échelle des pianos, qu’en très petite quantité. Il est difficile de savoir exactement combien en ont été vendues, car les registres Pleyel encore conservés ne mentionneraient que 75 numéros — ce qui ne signifie pas pour autant qu’il n’y en eut si peu, loin de là, surtout avec le titre de « facteur du roi ».
En 1829, les père et fils fondent avec Kalkbrener la société Ignace Pleyel et Compagnie, et la société Camille Pleyel et Compagnie, qui ne concerne que la fabrication et la vente de harpes.
En 1831, Sa Majesté Louis-Philippe accorde à Ignace le titre de facteur de pianos du Roi, et à Camille celui de facteur de harpes du Roi. Comme Sébastien Erard, Ignace meurt cette même année 1831, laissant toutes les productions Pleyel à son fils.
En 1834, Camille reçoit une nouvelle médaille d’or à l’Exposition Nationale des Produits de l'Industrie Française, et un rappel de médaille d'argent avec Dizi pour la fabrication des harpes.
Comme autrefois Ignace Pleyel et Sébastien Erard, Camille Pleyel s’éteint la même année que Pierre-Orphée Erard, neveu de Sébastien et directeur de la maison Erard de Londres, en 1855.
Auguste Wolff (1821-1887), son associé depuis deux ans, prend alors sa succession au sein de Pleyel. Lui-même bon pianiste et compositeur, neveu d’Ambroise Thomas, il apporte un renouveau dans l’entreprise et lui assure de belles années. Pendant les années Wolff, les pianos Pleyel vont profiter de nombreuses innovations importantes, mais dès son arrivée, il cesse définitivement la fabrication de harpes.
Malgré l’agilité et la virtuosité impressionnante de nombreux harpistes (Dizi, Bochsa, Labarre, Parish-Alvars…), et sans doute agacé par le conflit entre les vieilles harpes à simple mouvement de Naderman et le nouveau système à double mouvement, Wolff ne voit plus que les imperfections incorrigibles de cette harpe à pédales. Soucieux de ne laisser que des instruments parfaits (ou du moins, perfectibles) il prend la décision, après de longues réflexions, de détruire toutes les harpes Dizi & Pleyel [3]. Ainsi fait-il brûler, dans la cour de l’immeuble Pleyel de la rue Rochechouart, plus de 200.000 francs de harpes achevées ou en cours de production, ainsi que l’intégralité du matériel destiné à leur fabrication.
Ainsi cesse définitivement la production des harpes à pédales Pleyel, en 1855.
Concernant le piano, la préoccupation majeure de Wolff reste la fiabilité et la solidité. Son apport le plus important reste sans doute celui du cadre en métal, renforcé par plusieurs barres métalliques entrecroisées et boulonnées. Sans doute pour rassurer les pianistes et leurs préjugés négatifs sur les mauvaises influences du métal sur la qualité du son, il désigne son cadre en fonte de « bronze de cloche », ou « sommier en bronze », puis finalement « acier Pleyel », terme qui à lui seul suffisait pour en garantir l’excellence.
Il met au point de nouveaux modèles de piano, dont le célèbre petit queue d’1m50 baptisé « crapaud » par Charles Gounod, ou encore le pianino, petit piano droit très répandu, décliné en une version démontable, le « passe-partout », transportable à dos de mulet.
Wolff fait breveter un nouveau système d’attaches de cordes en 1875, les chevilles Alibert, du nom de leur concepteur. Ces chevilles à vis micrométrique sont prévues spécialement pour que le pianiste puisse lui-même remplacer une corde cassée et l’accorder sans trop de difficultés. À la cheville principale, bloquée par une crémaillère, s’ajoute une plus petite en arrière de la corde, ce qui permet d’affiner l’accord en modifiant son angle. Pour offrir plus de confort aux pianistes au niveau de l’espace pour la clé d’accord, ces chevilles ne sont pas situées côté clavier, mais à l’autre bout du cadre ! Cependant, la finesse de certaines pièces de ces chevilles occasionne une relative fragilité, et ajouté à leur emplacement peu pratique, il est facile d’imaginer que l’accord de ce type de piano soit resté un peu périlleux pour un profane. Malgré leur ingéniosité, les chevilles Alibert sont rapidement abandonnées. C’est pourtant une idée similaire que reprendront dans les années 1920 les tendeurs des violons, au niveau du cordier.
Wolff invente aussi quantité d’améliorations plus ou moins suivies, comme le clavier transpositeur, ou encore l’ancêtre de la pédale tonale. Il se montre aussi excellent chef d’entreprise, affichant une gestion très paternaliste, comme il est de bon ton dans les grandes entreprises.
La firme prospère et devient un véritable modèle de l’industrie française — elle compte, à la mort d’Auguste Wolff, plus de 600 employés. Pendant toute la période Wolff, Pleyel aura vendu plus de 73.000 pianos, soit une moyenne de plus de 2200 par an. La harpe Pleyel n’est plus qu’un lointain souvenir.
À la mort d’Auguste Wolff en 1887, son gendre et collaborateur de longue date Gustave Lyon prend la relève. Commencent alors ce que beaucoup estiment les plus belles années Pleyel, celles qui ont tant contribué au mythe légendaire de la manufacture.
Gustave Lyon (1857-1936) n’est pas lui-même interprète, à la différence de ses prédécesseurs. Ancien élève de l’Ecole Polytechnique, ingénieur breveté du gouvernement, il met toutes ses connaissances scientifiques au service de la musique, en particulier du piano.
Sa révolution la plus importante reste sans doute l’amélioration du cadre du piano, non plus en fonte boulonnée et assemblée, mais coulée d’une seule pièce (Steinway avait déjà adopté ce procédé en 1867).
Il crée aussi les mythiques modèles F quart de queue, les pianos droits P et 9, le piano à deux claviers l’un en face de l’autre, ou encore le piano mécanique Pleyela, et invente le molyphone, un système où des cordes supplémentaires ne servent que pour la résonance par sympathie, sans jamais être frappées.
En 1890, le Pleyel à queue n°100.003 fabriqué pour Villa-Lobos est d’ailleurs équipé de ce système, et ces cordes supplémentaires sont attachées à ces fameuses chevilles Alibert, facilement accordables.
1. Charles Lemme (1769-1732), originaire de Braunschweig, facteur de clavicordes et de pianos, installé à Paris depuis 1799.
2. Frédéric Kalkbrenner (1785-1849), pianiste et pédagogue très renommé en son temps, ami de Haydn et Clementi dont il conserve une certaine influence. Il est l’auteur d’une œuvre abondante, tombée dans l’oubli aujourd’hui : sonates, concertos, et nombreuses pièces de musique de chambre.
3. Si le futur patron de Pleyel, Gustave Lyon, s’appuie largement sur les critiques de Naderman contre le double mouvement, pour prendre la défense d’Auguste Wolff au sujet de cet épisode de 1855, il parle, curieusement, des harpes « Pleyel-Dizi et Naderman ». François-Joseph Naderman meurt en 1835, et il ne semble pas y avoir eu auparavant pareille collaboration, que ce soit avec Dizi, Ignace ou Camille Pleyel. Il avait, jadis, maintes fois contesté, et plutôt virulemment, le système du double mouvement d’Erard : professeur au conservatoire de Paris, il fabriquait lui-même des harpes, mais seulement à simple mouvement, comme son père Jean-Henri Naderman, le célèbre facteur de harpes de la Reine Marie-Antoinette. Il paraît donc peu vraisemblable que le « conservateur » F.J. Naderman se soit associé à une maison aussi avant-gardiste que Pleyel (aux harpes à simple et double mouvements) et surtout, concurrente à la sienne.