Entretiens avec Alexandra Guiraud - 8 avril 2014

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Notes sur Henriette Renié 


RENIE, Henriette 6.jpg

­Qu’évoque pour vous le nom d’Henriette Renié?
Toute proportion gardée, cette citation de Marie d’Agoult : « Thalberg est le premier pianiste du monde. Liszt est le seul ». Voilà. Les premières et premiers harpistes du monde, il y en a plein. Henriette Renié est la seule. 

Est-ce à dire que vous lui verriez des points communs avec Liszt ?
Oui, mais pas seulement sur le plan de la virtuosité et de la maîtrise de son instrument. À une échelle bien plus réduite, il y a aussi son rapport musical à la foi, la dramaturgie, la forme poème symphonique, les conduites mélodiques, etc… La musique de Renié me semble très imprégnée de celle de Liszt, et je pense qu’elle connaissait son Liszt sur le bout des doigts.

Depuis Berlioz, c’est pourtant Parish-Alvars, le “Liszt de la harpe”.
Oui, c’est vrai. Seulement, Berlioz a écrit ça en 1842, quand Liszt n’avait encore écrit finalement peu de choses aussi géniales que sa Sonate en si mi ou sa Faust Symphonie. Berlioz comparait alors Parish-Alvars à Liszt pour sa seule virtuosité, et il le dit très clairement. Pour moi, Henriette Renié, d’un point de vue plus général, est cent fois plus « lisztienne » que Parish-Alvars : Liszt ne saurait se réduire à la seule virtuosité.
Prenez Contemplation, ou les deux suites des six pièces, avec la petite Valse mélancolique et Au bord du ruisseau, par exemple, c’est évident qu’il y a des liens énormes avec les Consolations de Liszt. Ou encore, le petit Andante Religioso, pour violon et harpe… même le titre est déjà lisztien en soi. C’est encore plus évident en faisant la démarche inverse. Écoutez Gnomenreigen de Liszt, et vous aurez l’impression d’écouter directement ce qui a inspiré la Danse des lutins. Ou encore, prenez  le début de l’Héroïde funèbre, et la pièce symphonique vous viendra tout de suite en tête.

Pour vous, il s’agirait plutôt de référence ou de modèle ?
Vous avez tout à fait raison de parler de référence. La figure de Liszt a beau être en effet très présente chez Renié, on n’a jamais l’impression d’écouter du « sous-Liszt », ce qui aurait été le cas si elle l’avait pris comme modèle. Non, elle se réfère seulement à Liszt, comme si c’était ses racines, en un sens. Mais son langage premier reste celui de son époque. Enfin, du moins, l’époque d’avant guerre, elle n’a plus rien composé par la suite. 

Alors qu’elle est née la même année que Ravel, et qu’elle est à peu près de la même génération que Schoenberg, Stravinsky, Bartok et Varèse, elle reste pour vous, tout de même encrée dans son époque ?
Mais oui ! Les noms que vous citez ne doivent pas occulter tous les autres. La musique de Renié partage les mêmes horizons que celles des organistes de Paris, je pense à Charles-Marie Widor, Léon Boëllmann, Charles Tournemire... Mais surtout, Louis Vierne, le plus innovant de tous, il me semble. D’ailleurs, si vous faites écouter à un organiste n’importe quelle pièce de Renié « à l’aveugle », il vous répond que ça pourrait être du Vierne. Et comble du comble, il aura probablement plus d’hésitations si vous lui passez la Rhapsodie de Vierne, pour harpe, op.25.

Il n’est pourtant pas si facile d’entendre l’orgue de Vierne dans la harpe de Renié…
Prenez César Franck, par exemple. Son écriture pour le piano n’est pas tout à fait la même que celle pour l’orgue. Tout simplement parce que le piano est un instrument à sons résonnants, tandis que l’orgue est à sons fixes. Par conséquent, vous avez un tout autre type de traitement, le « cantabile » n’est plus tout à fait du même type, les formules d’accompagnement sont différentes, tout est adapté à l’instrument. C’est la même chose avec Renié et Vierne : des langages communs, mais des réalisations inhérentes aux instruments.
Mais vous avez raison, à part de temps en temps comme dans l’Andante de la Légende, ou le Tranquillo de la Danse des lutins, où l’on entendrait presque un vieil harmonium d’une petite église de campagne, la musique d’orgue ne se perçoit pas de manière directe, simplement parce que ce sont là des réalisations différentes. C’est juste certains procédés de composition que l’on retrouve chez les organistes, en particulier chez Vierne. Je ne vous parle pas du rythme ou de l’harmonie, ça, évidemment, Renié et Vierne ont les mêmes affinités, les mêmes types de dissonances et résolutions harmoniques, les mêmes manières d’organiser les pédales, etc.
Non, c’est davantage sur la question du traitement thématique. C’est à dire que les thèmes ne sont ni variés, ni développés à proprement parlé, mais juste « photoshopés ». D’une certaine manière, c’est comme s’ils changeaient simplement de costume. Alors évidemment, c’est une certaine forme de variation, mais certainement pas au sens beethovenien ou brahmsien du terme, c’est même l’opposé. En réalité c’est un procédé que l’on retrouve souvent dans les improvisations d’organistes. « Vous voyez cette mélodie ? Regardez maintenant comment je suis capable de modifier son aspect rien qu’en lui changeant son harmonie. Du coup, le risque est de paraître un brin démonstratif — sur ce point, la Rhapsodie de Grandjany en est une caricature — mais chez Renié, c’est toujours au profit de l’intelligibilité de la forme poème symphonique. Dans la Légende, le Modérato avec le chant bien marqué qui reprend le thème de l’introduction, ou le assez lent (juste après les trois accords de la mineur près de la table, sur la pédale de solb), qui minorise le choral, ne sont en soi ni du domaine du développement, ni de la variation, mais presque du recyclage. Ce n’est pas péjoratif, au contraire : il n’est pas si facile de créer un nouveau produit dans lequel on reconnaît le matériau de départ.
Tout ça, ce sont des procédés que l’on retrouve souvent chez les organistes, en particulier chez Louis Vierne, mais que l’on trouvait déjà chez Fauré et César Franck. Et plus encore, je dirais que ce sont des procédés que l’on retrouve particulièrement dans les improvisations des organistes, qui ont des neurones au bout des doigts, comme chacun sait.

Que pouvez-vous dire au sujet du fantastique dans la musique de Renié ?
C’est l’une des composantes les plus essentielles dans l’œuvre de Renié. Je pense qu’elle a probablement été marquée par l’Apprenti Sorcier de Dukas, en 1897. Pour la Légende, trois ans après, elle n’a pas choisi une ballade de Goethe comme Dukas, mais c’est tout comme : dans les Elfes, justement l’un des poèmes les moins parnassiens de Leconte de Lisle, où il est question de ce cavalier noir qui galope dans la nuit, abordé par les elfes, et qui meure à la fin. C’est à dire que c’est un peu une version française (et matrimoniale) d’Erlkonig, cette autre ballade de Goethe que Schubert a rendu si célèbre.
Ou encore, prenez la ballade fantastique. On a souvent dit qu’avec cette pièce, Renié avait inspiré à Caplet l’écriture de conte fantastique, en 1923. C’est vrai qu’il y a des liens de parenté : Edgar Poe, le cœur révélateur d’un côté, le masque de la mort rouge de l’autre… Très bien, sauf que le conte fantastique de Caplet est simplement une nouvelle version pour la harpe à pédales et quatuor à cordes de son étude symphonique, pour harpe chromatique principale et orchestre, de 1909, soit trois ans avant la ballade fantastique de Renié. Je suis certain que Renié était à la création du Caplet aux Concerts Colonne avec Lucille Wurmser-Delcourt à la harpe chromatique —  sous la direction de son ami Gabriel Pierné, dont elle avait créé le Konzertstück pour harpe et orchestre en 1903, et qui avait d’ailleurs écrit son opéra Les Elfes en 1884, bien avant elle.
Et je suis presque sûr aussi qu’elle n’a pas manqué la création par son autre ami Camille Chevillard (qui avait dirigé Renié dans son concerto en ut) du Palais hanté de Florent Schmitt, toujours d’après Edgar Poe, en 1905.
Bref, si le fantastique est absolument essentiel chez Renié, c’est parce qu’il est à la base même du projet compositionnel, et pas seulement sur le plan de la forme poème symphonique. Du moins pour les quatre grandes pièces de Renié (Légende, danse des lutins, pièce symphonique, et ballade fantastique).

D’après vous, quel impact ses œuvres ont-elles laissé aux compositeurs pour harpe qui lui ont succédé ?
Ecoutez, franchement, le catalogue de Renié ne dépasse pas la dizaine d’œuvres, dont la moitié ne sont pas non plus à très haut voltage. Au risque d’en choquer plus d’un, il me semble que Renié n’était pas, à proprement parler, vraiment compositrice. Ce n’est pas parce que l’on écrit, même des pièces géniales, que l’on est compositeur. Je pense que Renié avait en revanche davantage un « métier de compositeur » incontestable, et d’une certaine manière, relativement hors du commun. Seulement compositeur, c’est bien plus qu’un métier ! Ce qui explique d’ailleurs pourquoi elle a écrit si peu d’une part, et d’autre part, pourquoi elle n’a pas continué et s’est arrêtée si tôt. Vous savez, À la fin de sa vie, Liszt confiait à son élève Carl Lachmund au sujet de ses Harmonies poétiques et religieuses « Quand quelqu’un n’a pas d’idées, il prend une poésie quelconque et ça marche ; on n’a pas besoin de comprendre quoi que ce soit à la musique et l’on fait de la musique à programme ». (Wenn Einem nichts einfüllt, dann nimmt man ein Gedicht her und es geht ; man braucht da gar nichts von Musik zu verstehen und macht Programm‐Musik)
Je pense que Renié a certainement été très influencée par certaines pièces, et qu’elle s’y est simplement essayée elle-même, voilà tout.
Donc, honnêtement, son impact en tant que compositrice sur les compositeurs plus jeunes est proche de zéro. Par la suite, ceux qui se sont intéressés à la harpe se sont probablement plus rapprochés de Salzedo — évidemment pas de ses œuvres, mais simplement de son « école moderne de la harpe », dans laquelle il a consigné différents nouveaux modes de jeu. En revanche, pour les harpistes, ses œuvres sont toujours aussi stimulantes, et leur permettent d’améliorer leur technique bien plus que la plupart des autres auteurs, c’est incontestable. Chez Renié, les « difficultés » techniques sont toujours au service de la musicalité, et sur ce plan, je dois dire que c’est très efficace et très stimulant à travailler.

Votre citation de Liszt ne s’applique pourtant pas au Concerto.
Oui, mais comme le trio ou la sonate pour violoncelle, je ne compte pas le Concerto dans les œuvres vraiment « authentiques » de Renié. D’abord parce qu’elle a écrit ce concerto pour ses classes au conservatoire, à l’âge ou elle avait besoin de faire la démonstration de ce dont elle était capable, mais surtout, parce que le genre concerto ne lui va vraiment pas — je ne parle même pas de l’orchestration assez sommaire, pour ne pas dire naïve.
Prenez Chopin par exemple. On ne peut pas dire que ses grandes spécialités soient la symphonie ou le quatuor, mais au contraire, il excelle plutôt dans les pièces de genre, façon Mazurkas, Polonaises, Valses ou Prélude. Dès qu’il se met au concerto, il épouse le genre sérieux, du modèle beethovenien, qui n’a rien à voir avec le reste de sa production. Mais ça reste Chopin. De la même manière, pour Mozart, il n’y a rien de plus sérieux pour une messe que d’écrire une fugue, alors que la fugue n’est plus du tout de mise au style classique. Voilà ce que j’entends par « genre sérieux », pour reprendre l’expression de Diderot, mais qui, en fait, correspond à une certaine forme de retour à l’ancien.
Pour en revenir à la harpe, c’en est à l’excès chez Parish-Alvars : que ce soit le petit Concertino op.34, le concerto en mib op.98, ou le grand concerto en sol mineur op.81, c’est à chaque fois presque une contrefaçon du modèle chopinien. Et ça va beaucoup moins bien à Parish-Alvars que ses pièces de caractère, comme la Mandoline, la Sérénade, ou toutes ses fantaisies brillantes.
Le concerto de Renié me fait exactement le même effet. Je ne dis pas que c’est un concerto sans intérêt, au contraire ! Mais seulement, la forme concerto, trois mouvement à l’ancienne, ce n’est pas vraiment l’univers de Renié…

À cette époque, les harpistes jouaient sur Erard. Que pouvez-vous nous dire des rapports entre Renié et la firme Erard ? Pensez-vous qu’Henriette Renié aurait aimé jouer sur des harpes Lyon Healy si elle les avait connues ?
En effet, Henriette Renié jouait sur harpe Erard — ça n’a pas beaucoup d’importance, mais je peux vous dire que sa première harpe était une gothique 47 cordes en érable, n°2258 de 1892, un modèle réduit spécialement pour elle, et par la suite, ses harpes Erard, exclusivement de style gothique, ont été les n°2676, 2785, 3374 et 3681.
Mais il faut dire qu’elle n’avait pas vraiment d’autre choix que de jouer Erard : en France, les rares autres marques que l’on pouvait trouver à son époque n’avaient rien des qualités des harpes Erard. Certaines harpes de Raphael étaient importées depuis Milan, et on trouvait encore de temps en temps d’anciennes Pleyel double mouvement, ou des vielles anglaises comme les Blazdell, Grosjean, ou Erat. Mais pour ce qui concerne les harpes neuves, évidemment, la référence était Erard, et la question ne se posait d’ailleurs pas. Pour des raisons évidentes de mauvais voisinage, on ne trouvait aucune harpe allemande, je pense aux merveilleuses harpes de Loeffler. De même, les harpes américaines de Lyon & Healy et Wurlitzer étaient quasiment introuvables en France.
En fait, la firme Erard a toujours aidé les harpistes, et l’histoire d’Henriette Renié est très liée à Erard. C’est chez Erard qu’elle reçu ses toutes premières leçons, avec Hasselmans. C’est à la salle Erard qu’elle a fait ses premiers concerts. C’est la maison Erard qui se débrouillait toujours pour lui trouver quelques contrats quand elle avait besoin d’argent…
Je dois ajouter également que la fabrication des harpes chez Erard ne représentait vraiment pas grand chose par rapport aux pianos. En tout, à l’arrêt des productions en 1959, Erard France ne comptabilise même pas 5000 harpes, contre un peu plus de 130.000 pianos, soit même pas 4 % ! C’est à dire, rien du tout. Si le marché de la harpe pour Erard n’était clairement pas leur source la plus importante de bénéfices, la maison a continué par tradition et par respect pour Sébastien d’une part, et puis simplement parce qu’ils étaient les meilleurs. Donc tout ce qu’Erard a pu faire pour aider les harpistes n’était pas du tout intéressé, mais au contraire, vraiment authentique et sincère. Par exemple, pendant un temps, Erard offrait une harpe à chaque premier prix à l’unanimité du conservatoire (c’est le modèle qu’on appelle communément « premier prix de conservatoire », style empire avec les bronzes en torsade). Ou encore, les lettres d’Amédée Blondel, le patron d’Erard, félicitant Caplet pour avoir écrit pour Micheline Kahn, accompagnée d’une « petite enveloppe » pour le remercier d’avoir promu ainsi la harpe Erard.
Bref, pour en revenir à Henriette Renié, rouler pour une autre firme aurait entraîné un divorce sanglant avec Erard. Et d’ailleurs, je ne peux pas croire qu’Henriette Renié ait pu, même un instant, imaginer quitter le navire.

Jouez-vous vous-même ses oeuvres sur l’une de vos harpes Erard ? Quelles sont les différences avec les harpes modernes ?
Oui, mais attention de ne pas confondre harpe moderne et harpe récente… La style 23 de Lyon Healy remonte à 1890, alors que c’est pourtant déjà une harpe de conception « moderne » : table large, mécanique intérieure, séparation des mouvements en tête de chaîne plutôt qu’à chaque note, etc… Donc, paradoxalement, il y a des harpes Erard beaucoup plus jeunes, beaucoup plus récentes que certaines harpes modernes.
Si je préfère jouer Renié sur Erard plutôt que sur harpe récente, ce n’est vraiment pas par soucis d’authenticité. D’ailleurs, l’authenticité, lorsqu’elle privilégie l’argument historique au détriment de l’intérêt musical, ne m’intéresse pas du tout. Si j’aime jouer Renié sur Erard, c’est uniquement pour la question du timbre. Sur Erard, vous avez souvent une très grande précision d’attaque, et surtout, les registres extrêmes n’ont rien à voir avec les harpes américaines de la même époque. Comparez le début de la Légende, par exemple avec la pédale du do grave, sur Erard et sur harpe récente, ça n’a strictement rien à voir. Sur Erard, ça sonne vraiment comme un glas, tellement le timbre est défini. Sur une harpe moderne, on est obligé de jouer assez bas dans les cordes pour que ça ne soit pas trop « flou ». Pareil pour la marche funèbre de la pièce symphonique, l’ostinato descendant à la basse est beaucoup plus oppressant sur Erard que sur n’importe quelle harpe récente. Ou même dans le petit Angelus, il y a une qualité de velouté dans le medium, qu’on rencontre moins sur harpe récente. Ou encore, la Ronde des lutins est beaucoup plus légère et cristalline dans le registre aigu de la Erard, et d’une certaine manière, la Erard encourage presque à jouer scherzando, ce qui rend davantage compte du merveilleux, du fantastique. 

Le jeu des pédales sur Erard n’est pas aussi confortable que sur harpe récente…
Mais les harpes Erard n’ont pas toujours été anciennes ! Presque toute la génération qui me précède a commencé la harpe sur Erard, et ça marchait très bien... Aujourd’hui, c’est certain, rares sont les harpes Erard dont la mécanique est restée aussi impeccable qu’autrefois, il est donc impératif de les ménager et d’être attentif à ne pas faire n’importe quoi avec ses pieds. Mais pour revenir à votre remarque, jouer Renié sur Erard n’est pas forcément plus difficile que sur harpe récente, cela demande juste plus d’attention, c’est tout.

Henriette Renié a été l’une des premières à promouvoir et à soutenir la fabrication des harpes chromatiques. Claude Debussy lui a dédié les danses sacrée et profane écrites pour cette nouvelle harpe. Cependant elle n’a jamais joué sur ces harpes et a transcrit les danses pour harpe à pédales. D’après vous quelles peuvent en être les raisons?
Au risque de vous décevoir, Henriette Renié n’a strictement aucun lien avec la harpe chromatique. Je suppose que vous tirez vos informations du livre que lui a consacré sa filleule, Françoise des Varennes, dans lequel elle écrit que Gustave Lyon, le directeur de Pleyel, aurait conçu la harpe chromatique spécialement pour elle. Bon, c’est certainement une jolie histoire, mais c’est complètement faux. Je ne dis pas que Gustave Lyon ne lui a pas fait un peu d’appel du pied concernant sa harpe, mais il n’a certainement pas dessiné sa harpe pour elle. Il faut remonter en 1894, lorsque Félix Godefroid et Alphonse Hasselmans sont allé voir Gustave Lyon (il venait de prendre la succession d’Auguste Wolff à la tête de Pleyel), pour lui demander de reprendre la fabrication des harpes à double mouvement que la maison avait stoppée en 1855. Gustave Lyon ne pouvait pas trahir la ligne de Wolff (accessoirement, son beau-père), il déclina la proposition. Il inventa pour eux une harpe sans pédales, la harpe chromatique à cordes croisées, avec deux rangées de cordes : les blanches (bécarres), et les noires (dièses). Gustave Lyon en fit la promotion en passant commande à des compositeurs modernes de l’époque : Henri Büsser, Reynaldo Hahn, Florent Schmitt, Paul Le Flem, Alfredo Casella, Joseph Jongen, et évidemment, Claude Debussy. C’est Wurmser-Delcourt qui crée les Danses en 1904, avec l’orchestre Colonne, sur harpe Pleyel, donc.
Par la suite, même si la partition indique « transcription », disons que Renié en a plutôt fait l’adaptation pour la harpe Erard : elle n’y a apporté quasiment que des indications de pédales et de doigtés. Elle en fit la création sur Erard en 1910, avec son ami Camille Chevillard. Malgré le triomphe de la Erard, les Danses restent dédiées à leur commanditaire, Gustave Lyon, et en aucun cas à Henriette Renié.
À vrai dire, je pense qu’Henriette Renié n’a jamais eu la moindre considération pour la harpe chromatique.
D’ailleurs, dès 1897, si toutefois l’on en croit Françoise des Varennes, la maison Erard l’aurait envoyée défendre sa harpe à pédale à l’exposition de Bruxelles contre la nouvelle harpe de Pleyel. Les deux firmes auraient été dans la même salle, et apparemment Renié ne se serait donné mal pour ridiculiser à la fois son homologue chromatique, Jean Risler, et sa grosse Pleyel… Très bien, mais il faut tout de même relativiser : Risler n’était pourtant pas mauvais harpiste, mais son instrument n’avait pas même un an, alors évidemment…

Et selon vous, quelles étaient les raisons d’un tel mépris ?
Je suppose qu’elles étaient exactement les mêmes qu’aujourd’hui… Quand vous demandez aux harpistes pourquoi ne pas s’essayer à la harpe chromatique, on vous répond à quoi bon, puisque nos pédales nous permettent de faire tellement de choses… Pour preuve, regardez le thème du galop de la Légende, ou la figure descendante de la cadence d’Introduction et Allegro, c’est tellement chromatique… Donc à quoi bon passer sur une harpe qui a tellement de défauts, alors que la harpe à pédale apporte tellement de satisfactions ?
Aujourd’hui, les harpes Pleyel en état de marche sont de plus en plus rares, mais il me semble que l’hostilité est à peu près la même qu’autrefois. Probablement plus grande, même, justement à cause du raccourci qui consiste à dire que ce n’est pas pour rien que Pleyel a arrêté la fabrication. En fait, c’est un instrument tellement différent, et tellement éloigné des doigtés de la harpe à pédale, que l’on considère que la Pleyel n’est simplement pas jouable, ou que ça ne vaut pas le coup. L’hostilité est souvent provoquée par l’ignorance…
Même aujourd’hui, vous trouverez plein de harpistes qui vous tiendront ce discours, sans même avoir jamais posé les doigts dessus. Rajoutez les histoires de frisements dus à l’écart entre les cordes, la difficulté de gérer les harmoniques, et surtout l’impossibilité de faire nos glissandi préférés, et vous alimentez une réputation et un certain mépris hautain. Alors que la Pleyel a un potentiel évident.

Outre les Danses de Debussy qu’elle a donc arraché au répertoire de la chromatique, Henriette Renié a énormément transcrit pour la harpe. Pouvez-vous me parler de ses transcriptions?
Si l’on compare les transcriptions d’Henriette Renié avec ce que l’on pouvait trouver en général au début du siècle, on peut s’étonner d’une certaine fidélité au texte. A tel point qu’il ne s’agit pas vraiment de transcriptions à proprement parler, mais plus d’adaptations, qui ne présentent pas vraiment de modifications importantes par rapport aux partitions originales. Enfin, partitions originales… pas tout à fait, mais disons, de référence : les éditions Urtext n’étaient pas de mise à l’époque en France, et les éditions considérées comme les plus sérieuses étaient souvent celles revues par les grands maîtres (je pense à l’intégrale Rameau revue par Saint Saens, ou plus tard Chopin édité par Cortot).
Si l’on regarde les transcriptions de pièces baroques de Grandjany, que ce soit le concerto ou les pièces de clavecin d’Haendel, il est évident qu’il y a là dedans bien plus de Grandjany que de Haendel. Ces partitions apparaissent comme un témoignage historique assez précieux de ce que Grandjany entendait à cette musique. C’est exactement la même chose avec Busoni et ses transcriptions de Bach­ — à la différence que Busoni était, lui, un vrai compositeur de génie.
Sur ce plan, les transcriptions par Renié de pièces baroques sont décevantes… dans la mesure où elles ne sont pas vraiment des transcriptions, mais plus des adaptations. Si l’on écoute ses deux recueils de pièces de Bach (ses 10 pièces et ses 10 préludes du clavier bien tempéré), son Harmonieux forgeron, ou son Coucou de Daquin, on ne peut, à l’écoute, deviner qu’il s’agit de transcriptions de Renié. Tout au plus écrit-elle des ornements « en toute lettre » plutôt qu’en signe, des pédales, des nuances, des doigtés, des indications de tempo, de phrasé, etc… Bref, pas de quoi reconnaître le style Renié, comme on reconnaîtrait ceux de Grandjany et Busoni.
Même dans ses transcriptions de pièces moins connues aujourd’hui, comme la charmante première valse d’Auguste Durand, quelques pièces de Théodore Dubois, ou au contraire dans le célèbre En bateau de la petite suite de Debussy, à chaque fois, elle tâche d’être assez authentique et fidèle au texte de départ. Quant à ses transcriptions de Liszt, et je pense surtout au Rossignol et au Sospiro, oui, elle a été obligée de modifier certaines cadences pour les rendre jouables à la harpe, mais à chaque fois, en restant assez proche de l’esprit initial, un peu comme l’avait fait Posse avec les trois Liebestraüme.

Vous-même avez d’ailleurs beaucoup transcrit Liszt, mais aussi Beethoven et Bach, dont vous avez gravé les Variations Goldberg. De quelle manière pensez-vous converger ou au contraire différer dans votre approche avec elle?
Je me sens surtout proche de Renié au sujet de la nécessité de la transcription. Ce qu’elle dit à ce sujet dans son introduction à son deuxième volume de sa méthode complète est plein de vérité.
En réalité, je n’ai rien transcrit de Bach ou Beethoven, puisqu’il suffit de jouer les partitions telles quelles. Pour Liszt, par contre, oui, on a parfois besoin de transcrire un peu, de modifier certaines sections pour les rendre à peu près jouables à la harpe.
Au fond, les transcriptions de Renié me semblent des transcriptions « normales », si je puis dire. C’est à dire que ce sont davantage des adaptations d’interprète que des transcriptions de compositeur. Du coup, je ne m’étais pas vraiment posé la question, mais à y réfléchir, je suis un peu la ligne de Renié. Et j’ajouterai presque « malheureusement ». Parce qu’en fait, personnellement, les transcriptions qui m’intéressent le plus, ce ne sont pas les transcriptions que n’importe qui pourrait faire, mais au contraire, celles de vrais créateurs, c’est à dire, de compositeurs.
Par exemple, j’ai beaucoup de considération pour les transcriptions de Liszt, et surtout ses paraphrases. Elles me renseignent sur le Liszt auditeur, c’est à dire comment il entendait la musique de ses collègues, le Liszt créateur, comment il la repensait, et le Liszt pianiste, comment il la transcendait. Liszt pour moi reste un des plus grands transcripteurs. 
C’est exactement pareil avec les transcriptions de Bach des concerti de Marcello et Vivaldi, ou de Johannes Schöllhorn avec Explosante-Fixe de Boulez. Ou même, pour rester sur Boulez, ses transcriptions pour orchestre de ses Notations, qui sont bien plus des transcriptions que de simples orchestrations. Ou pour aller encore plus loin, les Doors qui reprennent Kurt Weill, ou  Jimmy Hendrix qui reprend Bob Dylan : il y a une vrai démarche d’appropriation. Les jazzmen s’en s’ont fait une spécialité, et un standard aussi connu que Caravan ne sonne pas du tout de la même façon qu’il soit joué par Dizzy Gillespie, Thelenious Monk, McCoy Tyner, Oscar Peterson, ou Wynton Marsalis, et j’en oublie encore bien d’autres. À chaque fois, ce standard est, je dirais, réapproprié.
Mais l’exemple le plus parlant, c’est certainement les transcriptions de Gérard Pesson, grand transcripteur devant l’éternel. Voyez sa Nebenstück, par exemple, sa transcription de la première Ballade op.10 de Brahms, pour quintette avec clarinette. Ou sa transcription d’Harold en Italie, ou celle de son Bruckner. En réalité, ces transcriptions sont à l’opposé des transcriptions d’interprète, là, il repense intégralement la musique. Et même, il repense la perception de la musique, voir même la perception de la perception de la musique. D’une certaine manière, j’ai l’impression que Pesson nous dit « voilà ce qui reste de mes souvenirs de Brahms ». Ou plutôt « Voilà comment je crois percevoir aujourd’hui ce que je percevais autrefois de la musique de Brukner ». C’est assez fascinant. Évidemment, cette démarche d’appropriation m’intéresse mille fois plus que les transcriptions plus au moins authentiques de Renié de pièces de Liszt ou de Haendel.
Donc pour résumer, oui, je me sens en effet proche des transcriptions de Renié, en ce qu’elles n’ont strictement aucun intérêt compositionnel. Mes propres transcriptions, comme les transcriptions de Renié, n’importe quel harpiste un peu avisé pourrait en faire. Elles ne demandent aucune créativité particulière. Simplement de remettre en cause sa technique pour la faire évoluer, et de connaître suffisamment son instrument pour imaginer ce qui pourrait le faire sonner au mieux, mais c’est tout.

Si je suis votre raisonnement, vous préférez les transcriptions de Grandjany à celles de Renié ?
Ce n’est pas aussi binaire. Je vais prendre un exemple peut-être plus parlant. La cadence de Beethoven du 1er mouvement du 20ème concerto de Mozart. Ça n’a vraiment pas grand chose à voir avec le style de Mozart, c’est clairement du Beethoven, avec ses trilles, ses registres extrêmes, ses motifs suspensifs, ses fausses sorties de cadences, et ses phrases mélodiques à la façon d’une coda d’allegro de sonate. Ce n’est clairement pas du Mozart, mais ça m’intéresse davantage qu’une cadence dans le plus parfait style mozartien : c’est du grand Beethoven qui ne se cache pas, un Beethoven assumé, qui ne tente pas de faire du faux Mozart. Stylistiquement, ce n’est certes pas très cohérent, mais historiquement, j’ai l’impression d’entendre une sorte de « photo souvenir » d’un Beethoven improvisant sur du Mozart.
Bref, cette cadence est un exemple parmi d’autres de la manière dont des créateurs s’approprient la musique des autres. Du faux Mozart, du faux Beethoven, on apprend à en écrire dans toutes les classes d’écriture : avec un peu de métier, n’importe qui pourrait vous en faire des kilomètres. Je ne méprise pas, non, je dis simplement que c’est juste du domaine du métier, et pas du génie créatif. Au fond, ce qui m’intéresse, c’est simplement de voir comment un auteur ou interprète s’approprie la musique d’un autre.
D’ailleurs, vous me posiez la question de ma proximité avec les transcriptions de Renié, mais avec les cadences, c’est du même ressort. Mes propres cadences pour Mozart, Haendel, Haydn ou Boieldieu n’ont aucun intérêt compositionnel, tout comme mes transcriptions, c’est juste du « métier », c’est tout.
Bien sûr, Grandjany n’a rien du génie de Beethoven ou Liszt, mais tout de même, c’est la même idée. Sur un plan, disons, presque anthropologique, sa cadence pour le concerto d’Haendel m’intéresse pour son aspect « autoportrait », mais évidemment, certainement pas pour ses qualités proprement stylistiques.
Lorsque vous écoutez l’enregistrement de Grandjany chez RCA en 1947, dans lequel il joue lui-même ce concerto d’Haendel avec ses propres cadences, et bien c’est parfaitement cohérent, et c’est d’ailleurs très touchant. C’est juste une image du passé, un témoignage d’une époque.
Mais aujourd’hui, jouer cette version de Grandjany me semble assez ridicule : pour être cohérent, il faudrait tout jouer « à l’ancienne », et pas uniquement la partie de harpe. C’est à dire qu’il faudrait un orchestre, disons… façon Stokowsky, et là, la question ne se pose pas tant ça tombe sous le sens, personne n’a envie d’entendre ça joué comme ça aujourd’hui.
Donc, pour résumer, d’un point de vue « patrimonial », alors oui, les transcriptions de Grandjany m’intéressent plus que celles de Renié. Mais d’un point de vue stylistique, décontextualisé pour être remis au goût d’aujourd’hui, alors là, certainement pas, évidemment.

Les oeuvres de Renié exigent souvent une technique très solide… En quoi sa technique était-elle nouvelle ?
Mais la technique de Renié n’avait rien de nouveau, tout au contraire. Il me semble qu’il n’y a pas un trait, dans sa musique, qui ne vienne directement de l’enseignement d’Hasselmans, et elle le reconnaît volontiers dans sa méthode. Je ne sais pas, prenez la Légende, les trémolos viennent des Follets op.48, la pédale de do en notes répétées à la main droite avec les harmoniques main gauche, de la Harpe d’Eole op.32, et je ne vous parle pas des arpèges… Non, la technique de Renié s’inscrit pleinement dans cette lignée. D’ailleurs, il ne faudrait pas négliger les pièces plus modestes de Renié, celles qu’elle a écrites spécialement pour ses élèves. Je pense aux six pièces brèves de 1910, aux six pièces de 1919, Au Bord du Ruisseau, aux trois Feuillets d’Album, et même à la Contemplation, qui sont exactement dans la continuité des petites pièces d’Hasselmans. J’en profite pour citer également Gabriel Verdalle, soliste de l’Opéra de Paris, dont les œuvres sont extrêmement proches de celles d’Hasselmans, bien qu’aujourd’hui le nom de celui-ci l’ait complètement occulté (ils sont tous deux nés et morts les mêmes années, 1845-1912).
En réalité, sans vouloir sembler chauvin, c’est un peu de ce qu’on appelle l’école française de la harpe qu’Henriette Renié est l’héritière, au même titre que Lily Laskine, Micheline Kahn, Marcel Grandjany, Pierre Jamet, et bien d’autres élèves d’Alphonse Hasselmans. À proprement parler, Renié n’a rien inventé de vraiment nouveau dans la technique instrumentale, mais elle était juste tellement douée qu’elle a porté cette « école française » à son paroxysme.

Justement, regrettez-vous qu’elle n’ait pas obtenu la succession d’Hasselmans à la classe du conservatoire de Paris ?
Oui, évidemment ! Mais sur plusieurs aspects, qui demandent à se remettre dans le contexte.
1912, Alphonse Hasselmans meurt après 28 années d’enseignement au conservatoire, non sans s’être assuré auprès de Fauré de sa succession par sa meilleure ancienne élève, Henriette Renié. Malgré ces recommandations, Fauré lui préféra Marcel Tournier, alors qu’en 1912, Renié était déjà très connue depuis longtemps, et pas simplement du petit cercle des harpistes : elle avait réussi à élever son instrument au rang de soliste, et sa popularité était incontestable. C’était évident qu’elle aurait dû avoir la classe de Paris.
On a dit longtemps que si elle n’a pas eu le poste, c’est simplement parce qu’elle était une femme. Il y a sans doute une certaine part de vérité, malheureusement, mais pas seulement. Après tout, Marguerite Long, son aînée d’un an, y enseignait déjà le piano depuis 1906. Et puis, sur le plan des institutions, Nadia Boulanger avait déjà remporté un second prix de Rome en 1908, et sa sœur Lili Boulanger un premier prix en 1913. Et surtout, Renée Lénars a repris la la classe de harpe chromatique exactement au même moment, après Marie Tassu-Spencer !
Et puis il y avait Cécile Chaminade, puis Wanda Landowska… C’est incontestable, le droit des femmes n’était pas encore ce qu’il est devenu, certes, mais tout de même, Renié était tellement reconnue qu’elle aurait sans doute pu, en bataillant un peu, accéder au Conservatoire.
Non, il ne faut pas oublier que c’était en 1912, c’est à dire sous la troisième république, et Henriette Renié était fichée comme « réactionnaire » en partie à cause de son hostilité à la loi de 1901 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Enfin, c’est ce qu’on dit pudiquement, car en réalité, elle était selon Théodore Dubois « très royaliste ». Elle n’avait donc, de toute façon, aucune chance d’accéder à un poste officiel. Alors que Marcel Tournier, au contraire, était un véritable “produit de l'institution”, si je puis dire : non seulement harpiste à l’Opéra, il avait surtout eu le second grand prix de Rome en 1909, avec sa cantate Russalka, et le Prix Rossini délivré la même année par l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut de France, pour Laure et Pétrarque.
Comble du comble, on dit que Delvincourt aurait proposé à Renié la succession de Tournier à son départ en 1948, ce à quoi elle aurait répondu que si Tournier prenait sa retraite, elle, elle avait toujours quatre ans de plus que lui.
Bon, mais surtout, la fille d’Hasselmans, Marguerite, qui enseignait le solfège au conservatoire, s’y était largement opposée, et de manière assez active. Autrefois bonne amie de Renié, Marguerite Hasselmans, 36 ans, n’avait jamais digéré tous les reproches de la pieuse Renié au sujet de sa liaison avec Gabriel Fauré, 67 ans.

La musique de Renié était peut-être jugée moins moderne que celle de Tournier…
Évidemment, si l’on met côte à côte la Légende et les Images, Tournier semble un peu plus moderne que Renié. Mais ce serait oublier qu’il y a une différence de trente ans entre les deux !
Donc là encore, il faut contextualiser : avant sa nomination au conservatoire, à 33 ans, la pièce la plus aventureuse de Tournier était sans doute Au matin, écrite deux ans plus tôt. Comparez la modernité de la Ballade Fantastique de Renié, 1912, avec les deux préludes romantiques (1909) ou le thème et variations (1913) de Tournier, évidemment, il n’y a pas photo. Ce n’est qu’après la guerre que le langage de Tournier s’est un peu rapproché de Ravel. Je pense à Féerie, 1920, Vers la source dans le bois, 1922, ou ses quatre suites des Images, de 1925 à 1932. Ou évidemment, à sa Sonatine, de 1924, c’est à dire… vingt ans après la Sonatine de Ravel. Non, quand Tournier prend la classe du conservatoire, il n’était pas aussi « moderne » que ce que son œuvre future pourrait laisser penser — si tant est qu’il fût un jour, vraiment « moderne ».
Je ne dis pas pour autant que Tournier fût un mauvais prof, il a sorti tout de même quelques harpistes de grand renom. Je pense juste que Renié aurait été encore meilleure. Pour être honnête, les rares œuvres de Renié exigent une technique et une endurance bien plus solide que bien des pièces de Tournier, même parmi les plus difficiles.
Bref, oui, je regrette que Renié n’ait pas pu enseigner au conservatoire. D’abord pour Renié elle-même, mais surtout, pour la harpe.

Je suppose que votre déception sur son éviction repose sur sa Méthode Complète, que vous estimez beaucoup, je crois. Qu’a-t-elle de plus que les autres ?
Oui, tout à fait, mais pas seulement sur sa méthode : il ne faut pas minimiser ses petites pièces “pédagogiques”. Renié a écrit sa méthode pendant la seconde guerre, c’est à dire lorsqu’elle était déjà d’un âge bien avancé, et surtout, avec un certain recul sur sa propre expérience. Son expérience de harpiste, mais aussi, de pédagogue. Le premier volume parle de technique, et sur ce point de vue, c’est un peu la méthode qu’Hasselmans n’a jamais écrite, même si elle reprend souvent des exemples de Naderman. Mais c’est surtout dans le deuxième volume que l’on peut apprécier l’envergure de cette méthode. Outre la gestion du trac, la maîtrise du tempo, la présence sur scène, elle aborde surtout la question des différentes applications de son premier volume, ce qui lui fait citer d’innombrables exemples de tout le répertoire pour harpe, tant en solo qu’en parties d’orchestre.
En fait c’est bien plus qu’une simple méthode pour apprendre à jouer de la harpe : c’est une méthode pour apprendre à devenir harpiste. Il ne faut pas oublier qu’elle a rédigé sa méthode pendant la guerre, et terminé ses relectures juste après, comme si elle ressentait le besoin de véritablement léguer tout son enseignement aux générations suivantes. Elle y fait entièrement part de toute son expérience, et ça dépasse de très loin le genre « mode d’emploi » que l’on trouve dans la plupart des méthodes… Elle livre vraiment tout ce qu’elle peut dire sur la harpe, cela va même jusqu’aux conseils pour réparer sa Erard !
Pour moi, c’est certain, sa méthode fait figure de véritable testament. Et puisque un testament est toujours introspectif, sa méthode en est d’autant plus sincère et authentique : comme on fait son inventaire très précis de tous les biens à redistribuer aux futurs héritiers, Renié rédige pour elle-même un inventaire très précis de son propre enseignement avant d’en faire profiter ses futurs lecteurs. Il s’agit ni plus ni moins du legs, non seulement de ses observations et de son expérience, mais de tout son enseignement lui-même, et libre à chaque harpiste et chaque professeur de s’en considérer légataire universel.

Et par rapport au traité de Tournier, écrit quasiment au même moment ?
Mais ce livre est d’une stupidité consternante ! Tout est dit dans la première phrase : « Un historien a écrit quelque part qu’il était réservé à la race blanche de créer l’art véritable de la musique, mission que n’ont pu remplir les races jaune et noire. En marge, nous écrirons que les anciens instruments de musique ont été créés par ces mêmes races jaune et noire, et que c’est aussi à la race blanche qu’était réservée la mission de les développer et de les perfectionner. » C’est affligeant.
Tout le reste de son ouvrage fait état du même chauvinisme tricolore. La première partie ne traite pas de l’histoire de la harpe à travers le monde comme il le prétend fort peu modestement, mais en réalité, de la manière selon laquelle la harpe aurait évolué pour aboutir à sa forme la plus parfaite, la harpe française : « car c’est ici sur le sol de France, que la harpe atteindra une perfection définitive, qui émerveillera le monde musical de tous les pays ». Je vous en laisse juge. La seconde partie, l’écriture pour la harpe, est à peine un peu moins sotte, mais en tout cas elle n’apporte strictement rien à tout ce qui avait déjà été écrit maintes fois dans le passé.
Évidemment, on pourra toujours prétexter que c’était une autre époque, que cette guerre amplifiait sans doute son sentiment patriotique, ou que Tournier était un vieux monsieur, etc. Seulement, ça n’excuse rien : il n’avait que 66 ans, et Renié 70 lors de l’écriture de leurs ouvrages, à la fin de la guerre. Et de toutes manières, je ne parle que de ce livre, je ne remets pas en cause les qualités de sa musique.
Le traité de Tournier est pour moi l’exact opposé de la méthode de Renié. Celui de Tournier est, je dirais, presque naïf dans son prosélytisme et sa bêtise, parlant tantôt de glissandos magiques, tantôt de sonorités merveilleuses et enchanteresses. Renié, elle, ne tombe jamais dans le cliché d’instrument des muses et de leurs petits bergers, elle est dans le vrai, dans le métier, de la première à la dernière phrase.
Certes, ce n’est pas le même projet, un traité d’un côté, une méthode de l’autre, mais tout de même. Chez Tournier, c’est voilà tout ce dont je suis capable de faire avec ma harpe. Chez Renié, c’est voilà tout ce que vous allez pouvoir être capable de faire avec votre harpe.

Tout ce que vous avez dit sur Renié n’est pas forcément très positif, notamment sur ses transcriptions ou sur son catalogue. Feriez-vous toujours le parallèle avec Liszt que vous évoquiez au début cette conversation : « Les premières et premiers harpistes du monde, il y en a plein. Henriette Renié est la seule » ?
Mais oui, tout à fait, mais je redis encore qu’il s’agit d’une autre échelle. Renié n’égale pas Liszt, c’est certain, et les harpistes n’égalent pas non plus les pianistes, c’est un fait. Je vous mets au défi de citer cinq noms de harpistes d’aujourd’hui aussi géniales/géniaux que Barenboim, Argerich, ou Brendel. Ou, pour resituer Renié dans son époque, Alfred Cortot, Clara Haskil, Wilhelm Backhaus, ou Arthur Schnabel, que j’adore. À part Renié, je n’en vois pas.
Au fond, pour revenir sur cette remarque, le plus grand point commun entre Liszt et Renié se trouve non pas dans leurs œuvres, mais dans leur rapport à la musique. Et par conséquent, à leur rapport à la virtuosité. Ce n’est jamais gratuit, jamais démonstratif, mais toujours au service de la musique. Chez Liszt comme chez Renié, il y a autant de virtuosité dans leur musique, que de musique dans leur virtuosité.