Article published in the journal of the French Harp Association (AIH), n°45 AH/2007
Revised and expanded in March 2020
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The Pleyel Harps
Le rayonnement de la harpe chromatique.
Les rapports intrinsèques entre les évolutions de la facture instrumentale, de la technique de l’interprète, et l’esthétique des compositeurs, sont de tout temps, par leur complexité, tout à fait passionnants. Quelles que soient les réticences de Naderman et de ses partisans contre le système à double mouvement, un virtuose comme Parish-Alvars contribue largement à l’évolution de l’écriture pour la harpe, qui serait sans doute tombée en désuétude sans cette mécanique. Tout en répondant à une demande parfois implicite, l’évolution de la facture suscite de nouveaux virtuoses, qui eux-mêmes, directement ou non, engendrent une approche nouvelle par les compositeurs. Et la harpe n’est pas un cas isolé : les flûtes de mécanique Boehm ont déclanché à peu près les mêmes hostilités de la part de Tulou [14] (par ailleurs proche de Naderman), que celles de Naderman contre Erard, mais grâce à ce système, de nouveaux interprètes font progresser l’écriture pour leur instrument.
Aussi géniale et innovante que fut la création de la mécanique à double mouvement, le système Erard ne fait pas de la harpe un instrument nouveau en tant que tel, mais un instrument superbement amélioré, perfectionné : tout le répertoire pour harpe à simple mouvement est jouable sur double mouvement, sans exception.
Il apparaît alors assez inapproprié de percevoir le système de cordes croisées de Gustave Lyon comme un perfectionnement de la harpe Erard, puisqu’il ne permet pas, précisément, de jouer exactement les mêmes spécificités — le glissando, par exemple.
Si la harpe chromatique n’est pas, en soi, une amélioration de la harpe à pédales, mais, bel et bien, un tout autre instrument, c’est même, juste avant le vibraphone en 1916, l’un des principaux instruments « classiques » les plus récents. Comme avec le saxophone, né en 1844, la création d’un instrument totalement nouveau ne fait pas franchement l’unanimité. La maison Pleyel le sait, et a tout à fait conscience que la pérennité d’un nouvel instrument ne peut être qu’accompagnée du succès de deux épreuves cruciales : la question des nouveaux interprètes, et celle du nouveau répertoire. N’importe quel instrument, aussi génial qu’il soit, n’a que peu de chance de survie si les interprètes n’ont rien à jouer, et si les compositeurs manquent d’interprètes.
Aussi lance-t-elle une grande campagne de communication auprès des compositeurs et des conservatoires. Des démonstrations sont réalisées un peu partout en Europe. Le journal italien La Patria rapporte en août 1904 : « Mlle Maria Grossi [15] nous a fait connaître, au concert du 23, la nouvelle harpe chromatique construite par la maison Pleyel de Paris. Elle a obtenu sur cet instrument un grand succès très mérité par ses effets de puissance et de douceur, et aussi par l’ensemble d’une interprétation exquise ».
Le compositeur norvégien Edward Grieg fait part de son intérêt pour la harpe chromatique à Gustave Lyon — bien qu’il ne lui écrira jamais une seule note.
Très honoré Monsieur Lyon,
Je partage tout à fait l’opinion exprimée par le docteur Hans Richter [16].
Votre harpe chromatique est une invention de la plus haute importance au point de vue technique. Maintenant, presque tout peut être écrit pour la harpe.
Je suis convaincu que de cette innovation tout à fait réussie résultera pour vous une grande satisfaction.
Permettez-moi de vous en exprimer mes meilleures félicitations.Ed. Grieg.
Gustave Lyon ne manque pas d’humour, lorsqu’il affirme qu’une « bonne musicienne [17], quelque peu pianiste, peut ainsi, après quelques mois de travail, faire déjà une partie d’orchestre sur la harpe chromatique, grâce à la disposition des cordes rappelant le clavier du piano, à l’analogie du doigté et de la façon d’écrire et de lire la musique de piano ou de harpe chromatique sans pédales, et par le fait de l’assouplissement et de l’indépendance dans le mécanisme des doigts ».
Bien entendu que le piano et la harpe chromatique sont deux instruments de techniques totalement différentes, et ces quelques mois paraissent bien insuffisants. Mais on peut comprendre que G. Lyon ait eu recours à ce genre de publicité un peu exagérée pour la promotion de sa harpe auprès des directeurs de conservatoires. Pour sa défense, il reconnaît que « la harpe chromatique sans pédales ne se joue pas toute seule, et que, pour être un bon virtuose, il faut, comme pour tous les instruments, beaucoup de travail pour acquérir une égalité parfaite de jeu, un beau son, de la virtuosité ».
Le répertoire.
La maison Pleyel sollicite des compositeurs prestigieux pour créer un répertoire de qualité, et va même financer directement la composition de pièces de concours de conservatoire.
Certes, les facteurs d’instruments ont toujours profité des concours pour leur promotion. La maison Erard offrait déjà une harpe (style empire à colonne torsadée) personnalisée d’un médaillon aux premiers prix du conservatoire. De nos jours, les lauréats de concours internationaux gagnent souvent en récompense une harpe offerte par le facteur de harpe qui soutient le concours — publicité garantie.
Mais pour autant, financer directement la composition d’œuvres pour un concours de conservatoire reste assez peu fréquent : habituellement, c’est plutôt aux conservatoires que revient la charge de financer les commandes d’œuvres nouvelles, leur garantissant ainsi une relative indépendance.
Or, et le cas est suffisamment rare pour être signalé, c’est Gustave Lyon qui se charge de la commande des Danses de Debussy pour le concours de sortie de la classe de Jean Risler du conservatoire de Bruxelles.
L’histoire est connue. Gustave Lyon obtient de Debussy les Danses sacrée et danse profane pour harpe chromatique et orchestre à cordes en 1904. La maison concurrente Erard contre-attaque, et Albert Blondel obtient de Maurice Ravel une nouvelle pièce prévue pour défendre la harpe à pédales, en 1906.
Ravel se prête très bien au jeu : non seulement son Introduction et Allegro [18] exploite de nombreuses spécificités réservées à la harpe Erard (toutes les pédales sont utilisées dans leurs trois positions, en particulier dans la cadence), mais surtout, la partition reste absolument injouable sur harpe Pleyel.
Il est assez rare — et avec le recul, assez incroyable — que la seule concurrence entre deux facteurs soit directement à l’origine de nouvelles œuvres. Alors que Debussy, au fond, n’exploite que très peu le chromatisme dans ses danses, plutôt modales, et remplace l’habituel glissando par des arpèges très rapides à la toute fin, Ravel, en revanche, propose une descente chromatique vertigineuse dans la cadence, juste avant les glissandi — d’ailleurs impossibles à réaliser à la harpe chromatique.
C’est Pleyel qui finançait la composition de cette nouvelle pièce pour le concours de sortie de la classe de harpe chromatique de Jean Risler au Conservatoire de Bruxelles. Visiblement, le projet remonte déjà à 1903 :
Je viens justement d’écrire à Monsieur Lyon, de qui j’avais reçu une lettre de Bruxelles, pour lui demander de me dire exactement ce qu’il restait de temps pour le morceau promis à J. Risler. Je n’ai pas encore reçu de réponse et vous seriez aimable de me fixer sur ce point ?
Claude Debussy, lettre à Mr. Énaux
[probablement un employé de la firme Pleyel], 10 avril 1903
Debussy ne s’en est visiblement pas montré trop hostile :
Excusez-moi d’avoir tant tardé à répondre à votre sympathique lettre et à votre proposition... En principe j’accepte très volontiers d’écrire quelque chose pour la harpe chromatique ; je viens même, à ce sujet, de demander à M. G. Lyon de me faire entendre cet instrument, tout à fait inconnu pour moi. Maintenant, je vous saurais gré de me dire l’époque où vous aurez besoin du morceau. Je suis, en ce moment, horriblement bousculé et tiens pourtant à ce que cette oeuvre soit réussie.
Claude Debussy à Jean Risler, 28 novembre 1903
La partition fut finalement livrée au printemps 1904, non sans un certain empressement :
Ces belges et la maison Pleyel sont de bien curieux animaux... Dimanche dernier j’ai dit à Mr Jean Risler : « J’aurai peut-être terminé Vendredi »..., et voilà maintenant qu’ils demandent des épreuves corrigées pour le même jour ! C’est un peu excessif. Puis que veut dire cette présentation de ma musique à Mr Gevaërt [directeur du conservatoire de Bruxelles, NDLR] ? Est-ce qu’il se figure que celle-ci dit des gros mots et fera rougir les élèves de sa classe ?
Au vrai, j’ai terminé ma musique, il ne me reste plus qu’à mettre au net... Malgré votre amabilité à affirmer que je vais très vite, cela nous mènera certainement jusqu’à Samedi.
Si la Belgique n’est pas contente, elle n’a qu’à faire faire ses morceaux de concours dans les prisons.Claude Debussy à Auguste Durand, avril 1904
Excusez-moi, ou plutôt, si vous rencontrez une harpe chromatique n’hésitez pas à lui arracher les cordes... car c’est à cet instrument que je dois de ne pouvoir aller ce soir rue de Varennes, pas plus que je ne pourrai voir I. Dancan ! Il faut que je livre ma « commande » Dimanche soir au plus tard et, si la musique est terminée, j’ai encore le tout à orchestrer... ! Ce sont deux Danses, l’une sacrée et l’autre profane, auxquelles, les jambes de votre nouvelle amie iraient comme des bas de soie si j’ose ainsi m’exprimer. Ne venez pas demain, car je serai de très méchante humeur, comme toutes les fois que je respire la vilaine odeur du papier à musique un peu trop continûment ; mais je voudrais bien vous voir quelque chose comme Mardi ?
Claude Debussy à Louis Laloy, 6 mai 1904
Après ce concours de sortie de la classe de Bruxelles, la véritable première audition des Danses fût donnée le 6 novembre 1904 par Lucile Wurmser-Delcourt à la harpe chromatique, sous la direction d’Edouard Colonne :
Les deux Danses de M. Debussy pour harpe chromatique ont beaucoup plu. Art ultra-raffiné, idéaliste et sensuel, absolument neuf, d'une grâce unique, affirmant la souveraine liberté créatrice de l’esprit musical ! La harpe chromatique de M. Lyon ne pouvait paraître aux Concerts du Châtelet sous de meilleurs auspices. Malgré le puissant orchestre qui l'entourait, sa sonorité a été parfaite, très supérieure, de l’aveu de tous, à celle de l'an dernier au concours du Conservatoire de Paris. Il est vrai que ce bel instrument, si bien approprié aux nouveautés exquises et hardies de l’art contemporain, était manié par une artiste de premier ordre : Mme Würmser-Delcourt, dont le charme est aussi grand que le talent.
J.C. (la Revue Musicale, vol.4 n°22 - 15 novembre 1904)
Lucile Wurmser-Delcourt ne manque pas une occasion de rejouer les Danses de Debussy lors de ses tournées de concert, et la presse ne tarit pas d’éloges sur ses qualités de musicienne. Finalement, c’est Henriette Renié qui les jouera la première à la harpe à pédales, sous la direction de Camille Chevillard, salle Erard, le 1er février 1910. Debussy ne semble pas avoir montré d’ailleurs un immense investissement, malgré la célébrité d’Henriette Renié :
Je ne suis pas sûr de pouvoir aller à la répétition des Danses chez Erard car il faut absolument que j’aille au Châtelet pour les Nocturnes...
Si vous y allez, voulez-vous présenter mes regrets et excuses à Mlle Renié.Claude Debussy, lettre à Jacques Durand, 29 janvier 1910
Symbole fort de la réouverture de la classe de harpe chromatique au conservatoire de Paris, Mme Renée Lénars programma les Danses comme pièce imposée au concours de sortie en 1912.
La sonate pour flûte, alto et harpe connaîtra le même sort. Écrite véritablement pour la harpe à pédales, la sonate est pourtant créée dans un cadre privé chez Jacques Durand le 10 décembre 1916 par Albert Manouvrier à la flûte, Darius Milhaud à l’alto, et Jeanne Dalliès à la harpe chromatique.
La présentation de Jeanne Dalliès par Debussy vaut le détour :
Hier, par un temps à rester chez soi, je suis allé chez mon éditeur Jacques Durand, entendre une exécution de la sonate pour Flûte, Alto, et Harpe. La partie de harpe était tenue par une demoiselle [Jeanne Dalliès] qui ressemblait à une de ces prêtresses musiciennes que l’ont voit aux tombeaux égyptiens — obstinément de profil ! Elle vient de Munich d’où on ne voulait pas la laisser partir ; elle a été un peu en prison, est enfin partie, en laissant sa harpe... ça vaut mieux qu’une jambe ! Il faut observer qu’elle est : chromatique (pas la jambe, la harpe) ce qui fausse un peu le poids sonore. Enfin, tel quel ça ne sonne pas si mal. Il ne m’appartient pas de vous parler de la musique... Je le pourrais sans rougir car elle est d’un Debussy que je ne connais plus..! c’est affreusement mélancolique. Et je ne sais pas si on doit en rire ou en pleurer ? Peut-être les deux ?
Claude Debussy, lettre à Robert Godet, 11 décembre 1916
Debussy revient sur la harpe chromatique en des termes peu élogieux dans cette lettre à Jacques Durand :
Vous m’avez écrit des choses charmantes sur la Sonate pour Fl, Alt et Harpe. Seulement l’expérience n’est pas complète, à cause de la harpe chromatique qui n’a jamais le poids sonore de la harpe à pédale, mais qui trouve le moyen d’être lourde. Pourtant Mademoiselle en joue aussi bien que possible.
Claude Debussy, lettre à Jacques Durand, 14 décembre 1916
C’est Pierre Jamet qui la jouera l’année suivante à la harpe à pédales, avec le même Albert Manouvrier mais cette fois Sigismond Jarecki à l’alto, le 9 mars 1917, à l’occasion d’un concert donné au profit de l’Aide affectueuse aux musiciens.
Le concert dont vous parlez a en effet, très bien marché et votre ami harpiste [Pierre Jamet] a beaucoup de talent, il comprend même ce qu’il joue !
Claude Debussy, lettre à Georges Jean-Aubry, 20 mars 1917
Bien que la musique pour harpe de Debussy soit, volontairement ou non, relativement liée à la harpe chromatique, il préfère nettement la harpe Erard à la Pleyel lors du précédent concert du 21 mars 1917 où Jeanne Dalliès, qui avait assuré la première chez Durand trois mois plus tôt, remplaça Pierre Jamet :
Il y a eu quelques incidents : Mlle Féart ayant une bronchite, et Mr Jamet s’étant cru obligé de l’imiter ! C’est ainsi qu’hier je n’avais plus ni harpiste ni chanteuse. Madame Croizat a très aimablement remplacé l’une, et Mlle Dalliès — que vous connaissez, a bien voulu prendre la place de Mr Jamet. J’ai pu constater une fois de plus la supériorité de la harpe à pédales sur la harpe chromatique qui, si j’ose m’exprimer ainsi, n’enveloppe rien, et rend les délicieux son harmoniques, pareils à un tambour voilé.
Claude Debussy, lettre à Jacques Durand, 22 mars 1917
Mais même si ces circonstances ont effectivement rapproché Debussy de la harpe Pleyel, toutes les parties de harpe à l’orchestre, de même que la version de chambre des Chansons de Bilitis restent écrites pour la harpe Erard.
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Une des pièces les plus connues aujourd’hui du répertoire pour harpe chromatique, reste, avec les Danses, certainement la première version du Masque de la mort rouge d’André Caplet, pour harpe chromatique et orchestre à cordes.
Si l’oeuvre aujourd’hui est davantage connue dans sa version avec quatuor à cordes comme le Conte Fantastique, d'après "Le Masque de la Mort rouge" d'Edgar Allan Poe, elle s’intitulait au départ “Légende, Étude symphonique pour harpe chromatique et cordes d'après Le Masque de la mort rouge de Poe.”
Composé en Normandie (Criquebeuf-en-Caux) en 1908, la création fut assurée là aussi par Lucie Wurmser-Delcourt, (qui avait déjà créée les Danses de Debussy) en mars 1909 :
Une première audition : légende du Masque de la mort rouge pour harpe chromatique et orchestre. J'avoue avoir fait des efforts quelquefois malheureux pour voir clair dans cette œuvre étrange et peu sage, d'un modernisme excessif ; mais je tiens à dire que l'exécutante, Mme Würmser-Delcour, montra une parfaite délicatesse de jeu, une sonorité excellente, un sentiment poétique et musical exquis dans la haute virtuosité. Sous ses mains élégantes, la harpe chromatique est toujours assurée de la victoire.
Henry Brody (la Revue Musicale, vol.9 n°6 - 15 mars 1909)
Là aussi, la partition est adaptée pour harpe Erard, dix ans plus tard, cette fois pour une autre grande harpiste de son temps, Micheline Kahn — qui avait déjà crée autrefois Introduction et Allegro de Ravel. Le Conte fantastique est donné en première audition par Micheline Kahn, le 18 décembre 1923 salle Erard, avec le quatuor Poulet.
Il faut croire que sa harpiste de prédilection, Micheline Kahn, convertit définitivement André Caplet au système du double mouvement : il lui dédie, en 1924, ses deux divertissements à la française et à l’espagnole, dont le second, résolument moderne, utilise autant de glissés de pédales que de bisbigliandi et notes synonymes. Ses premières mesures ne sont d’ailleurs pas sans évoquer celles du conte fantastique.
Ajoutons que Caplet était également auteur d’un déchiffrage pour harpe chromatique, en 1910.
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La même année que Debussy pour le conservatoire de Bruxelles, Georges Enesco destine lui aussi son Allegro de Concert à la classe de harpe chromatique du conservatoire, de Paris cette fois , pour son tout premier concours de sortie en 1904 — il ne sera en fait imposé que plus tard, en 1916. Comme les Danses et la sonate de Debussy, son Allegro de Concert est ensuite joué à la harpe à pédales, avec plus de difficultés toutefois...
D’autres compositeurs non-harpistes écrivent aussi pour la harpe chromatique, parfois des oeuvres injustement oubliées aujourd’hui, la harpe Pleyel restant un instrument en voie d’extinction. Parmi eux : Charles Koechlin (Nocturne, op.33), Reynaldo Hahn (Prélude, Valse et Rigaudon), Florent Schmitt (deux pièces op.75, Andante et scherzo pour harpe et quatuor à cordes), Paul le Flem (Fantaisie et Clair de lune sous bois, pour harpe seule, Danse désuète pour harpe et quatuor à cordes), Alfredo Casella (Sarabande, op.10, Berceuse triste, op.14), Marcel Samuel-Rousseau (Fantaisie pour harpe et quintette à cordes), Max D’Ollone (Fantaisie), etc.
Aujourd’hui, ces partitions sont presque toutes endormies : la plupart étant vraiment écrites pour les spécificités de la harpe chromatique, elles ne sont malheureusement pas jouables à la harpe à pédales.
L’enseignement de la harpe chromatique Pleyel.
C’est à Lille que s’ouvre la première classe de harpe chromatique, avec Jean Risler, dès 1898. Il peut sembler étrange d’ouvrir une classe, même en province, d’un instrument aussi récent : sans doute très habile à la harpe à pédales, Risler compte au maximum deux ans de harpe chromatique derrière lui, et il est difficile de l’imaginer aussi agile à la chromatique qu’à la harpe à pédales.
La rapidité avec laquelle se créent les classes de harpe chromatique n’est sans doute pas sans effets secondaires. Certes, les nouvelles classes sont idéales pour le rayonnement de Pleyel, et les ventes d’instruments. Mais, revers de la médaille, à vouloir jouer et enseigner trop tôt, on peut supposer que l’habileté et l’expérience ne sont pas forcément au rendez-vous dès le début. Or, l’être humain, par sa nature critique, ne jugeant le neuf qu’essentiellement face à l’ancien, il est bien naturel qu’un harpiste intéressé par la chromatique ne compare ce qu’il entend que par ce qu’il a déjà entendu pleinement maîtrisé à la harpe à pédales, sinon lui-même réalisé. La harpe chromatique a sans doute souffert de cette inévitable comparaison, cruelle, mais légitime, car probablement arrivée trop tôt. Et en matière de réputations, les préjugés, on le sait, sont tenaces.
C’est peut-être une des raisons pour lesquelles Hasselmans ne prédit pas un grand avenir pour cette harpe, bien qu’il soit, malgré lui, à l’origine du projet. Lorsqu’en 1905 il entend Pierre Jamet à la harpe chromatique lors d’un examen, il trouve dommage que cet enfant poursuive ses études sur harpe Pleyel : pour lui, l’instrument ne perdurera pas. Pierre Jamet démissionne alors de la classe de Mme Tassu-Spencer pour étudier avec Hasselmans, avec le succès que l’on sait.
Alphonse Hasselmans écrit d’ailleurs une longue lettre de désapprobation à Gustave Lyon lors de l’été 1897 :
En effet, vouloir chromatiser à outrance la harpe est une erreur, et tout effort en ce sens aura fatalement pour résultat de détruire ce qui est la raison d’être de l’instrument : sa sonorité. C’est jouer à qui perd gagne, car en échange des effets spéciaux personnels à la harpe et dont l’exécution est impraticable sur la harpe chromatique chromatique sans pédales, cette dernière ne mettra plus à la disposition des auteurs qu’un diminutif des ressources qui forment le domaine du piano.
[…]
Croyez-bien, cher Monsieur, je me sens encore assez d’ardeur et de foi artistique pour ne pas hésiter, en face d’un progrès sérieux, réel, à me mettre au travail pour l’adopter et le faire mien ; si donc je reste fidèle à la harpe Erard, c’est que j’ai la conviction profonde que c’est à elle, en somme, qu’appartiendra le dernier mot de ce débat.Alphonse Hasselmans
La première méthode publiée est bien sûr un ouvrage signé Gustave Lyon, écrit avec la collaboration de Marie Tassu-Spencer, Madeleine Lefebure, et Jean Risler.
Puis, les quatres méthodes les plus importantes : celles de Mme Tassu-Spencer, Mme Wurmser-Delcourt, M.Snoer et Hilpert. Les exercices sont les mêmes que pour la harpe à pédale : Bochsa, Labarre, Larrivière, Dizi, etc.
Le conservatoire de Paris ouvre rapidement une classe de harpe chromatique, dès 1903 : “Sur l’avis conforme du conseil supérieur de l’enseignement du conservatoire, un décret en date du 8 avril 1903 institue à titre d’essai et pour une période de cinq années scolaires, à partir du 1er octobre 1903, une classe de harpe chromatique.”
C’est la harpiste Marie Tassu-Spencer qui est nommée professeur. La presse s’en réjouit.
Mme Tassu-Spencer est née à Ixelles [Belgique). Ancienne élève du Conservatoire, où elle reçut les leçons de l’excellent artiste Hasselmans (professeur depuis 1884), elle obtint en 1886 le premier prix de harpe (à pédales) ; son morceau de concours était le Concerto op. 86, de P. Alvars. Aujourd'hui la brillante artiste a passé de la harpe à pédales à la harpe chromatique. C'est là une précieuse adhésion. Grâce à sa virtuosité incomparable, Mme TassuSpencer exécute non seulement toute la musique de harpe singulièrement facilitée par le nouveau mécanisme, mais aussi presque tout ce qui fut écrit pour le piano. Elle joint la distinction de la femme à l’autorité de l'artiste ; son jeu aussi délicat que sûr lui a valu, en France et à l'étranger, dans les concerts et dans les salons, les plus grands succès. Aussi lorsque Mme Tassu-Spencer fut nommée professeur de la classe de harpe chromatique créée au Conservatoire par un décret ne date du 8 avril 1903, tout le monde fut d'accord que ce choix s'imposait.
En abandonnant un instrument difficile, où de longues études lui avaient acquis une maîtrise incomparable, pour un autre instrument qui n’avait encore ni maîtres, ni diplômes, Mme Tassu-Spencer a donné un grand exemple. Guidée par son instinct d'artiste, elle a vu que l'avenir appartenait à la harpe chromatique ; elle a su renoncer au fruit de son labeur d'autan, pour défendre une invention nouvelle, qui répondait aux besoins de la musique moderne. Nous avons dit ici même ce que nous pensions de la harpe chromatique : elle est plus qu'utile, elle est nécessaire. Depuis cinquante ans que se répand le goût des modulations rapides et du chromatisme fréquent, seule parmi tous les instruments de l'orchestre, la harpe restait en arrière; elle ne pouvait changer de ton que par un laborieux mouvement de pédales, et une succession de deux demi-tons, dans certaines régions de la gamme, était pour elle un obstacle insurmontable. Force était donc aux compositeurs de la tenir à l'écart, ou de ne lui confier que des passages très simples, dont le style faisait contraste avec celui des autres parties. Sa situation était à peu près celle de la trompette au temps de Beethoven, qui. réduite à ses notes naturelles, ne pouvait que pousser, de loin en loin, quelques exclamations. La trompette est devenue chromatique. Il en sera de même pour la harpe. Sans quoi elle n'aura plus sa place que dans les musées rétrospectifs, entre le clavicorde et le bombardon.La Revue musicale, no.12, 15 septembre 1903.
Cette classe se voulant “à titre d’essai”, elle n’avait été prévue que pour cinq ans. Après ces quelques années de succès, de nombreuses demandes ont été ardemment formulées par les partisans de la harpe chromatique pour rendre cette classe définitive, ou a minima, de la prolonger encore de cinq années supplémentaires.
Malgré un palmarès chaque année très valorisant pour le conservatoire, le Conseil Supérieur décida, à 17 voix contre 6, de ne pas prolonger la classe.
C’est ainsi qu’elle ferma en 1908.
Finalement, quatre années plus tard, en 1912, le conservatoire de Paris reconnait enfin la nécessité d’accueillir de nouveau la harpe chromatique, et rétablit la classe, encore pour une durée de cinq ans.
Coïncidence ou pas, c’est exactement un mois après la mort du légendaire Alphonse Hasselmans qu’est nommée Renée Lénars (1889-1971, ancienne élève de Marie Tassu-Spencer dans la première classe). Elle reprend donc la classe, exactement au même moment où Marcel Tournier succède à Hasselmans à la harpe à pédales.
— Par arrêté du ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts en date du 20 juin 1912, Mlle Renée Lénars est nommée, pour une période de cinq années, chargée de cours titulaire (4° catégorie) de la classe de harpe chromatique crée au Conservatoire de Musique et de Déclamation par la loi de finances du 27 février 1912
— Et l’on s’est occupé aussi, fort heureusement, de la classe de harpe classique, qui se trouvait sans professeur depuis la mort du regretté Hasselmans. C’est M. Marcel Tournier qui a été nommé titulaire de cette classe, qui sera de nouveau en bonnes mains. Il n’est pas inutile de rappeler à ce propos que Marcel Tournier, qui est premier harpiste à l’Opéra, a obtenu en 1909 au concours de l’Institut, le second grand prix de Rome, comme élève de Charles LepneveuLe Ménestrel 4241 - 78e année no. 27 - samedi 6 juillet 1912
Il faut croire que les tensions d’autrefois entre les deux classes se sont peu à peu évanouies.
Les deux nouveaux professeurs ayant été nommés la même année, il aurait été difficile de prétendre que la “harpe moderne” (chromatique) voulut remplacer “la harpe ancienne” (à pédales), comme il fut souvent dit lors de la première tentative de classe à Paris. Mais surtout, les deux professeurs célébrèrent leurs noces en 1922, symbole fort de la réconciliation entre les deux harpes.
Les deux harpes, naguère soeurs ennemies, vivent maintenant en bonne intelligence ; chacune a sa fonction déterminée dans les orchestres, selon les dispositions imposées par les compositeurs. La classe de M. Tournier et celle de Mme Lénars-Tournier ont fourni l’une et l’autre un bon concours ainsi qu’en a jugé le jury, présidé par M. Rabaud, asisté de Mlle Henriette Renié, et de MM. Maurice Emmanuel, Henri Busser, André Bloch, Marcel Samuel-Rousseau, Noël Gallon, Jules Franck, Jean Risler, Victor Coeur, Jean Chantavoine, secrétaire.
Le Ménestrel, 12 juillet 1929 (p.320)
Si la nouvelle classe de Renée Lénars était elle aussi prévue pour cinq ans, elle fut finalement maintenue jusqu’à son départ en 1933. Renée Lenars-Tournier n’est alors pas remplacée, et la classe de Paris ferme à jamais.
Sur les 26 concours de harpe chromatique du conservatoire de Paris entre 1904 et 1933, il est étonnant de ne trouver que 13 pièces imposées différentes, c’est-à-dire seulement la moitié. Certaines pièces sont en effet proposées trois ou quatre fois, parfois avec une quinzaine d’années d’intervalle.
Il serait facile de déduire de ces reprises une certaine maigreur du répertoire, mais ce serait oublier que les pièces de concours du conservatoire de Paris sont généralement de musiciens français, ce qui explique l’absence de compositeurs belges, pourtant si nombreux à s’intéresser à la harpe chromatique : Mario van Overeem, August de Boeck, Joseph Jongen... et bien sûr, Jean Risler lui-même.
Il est cependant amusant de confronter le répertoire de la harpe chromatique à celui de la harpe à pédales : jusque les années 1930, le nombre d’oeuvres écrites pour la chromatique par des compositeurs non harpistes n’a vraiment pas à rougir, au regard de celui pour la harpe à pédales !
Œuvres imposées au concours de sortie du conservatoire de Paris :
Classe de Marie Tassu-Spencer :
1904 : G. Pfeifer, Fantaisie ballade
1905 : R. Hahn, Prélude, de Prélude, Valse et Rigaudon
1906 : P.L. Hillemacher, Pièce de concert
1907 : A. Perilhou, Ballade-scherzo
1908 : G. Pfeifer, Fantaisie ballade
Classe de Renée Lenars :
1912 : C. Debussy, Danses
1913 : H. Fevrier, Intermezzo
1914 : A. Perilhou, Ballade-scherzo
1915 : H. Busser, Impromptu sur des airs japonais
1916 : G. Enesco, Allegro de concert
1917 : G.M. Grovlez, Impromptu
1918 : G. Pfeiffer, Fantaisie ballade
1919 : Ch. Lefevre, Introduction et allegretto
1921 : H. Busser, Impromptu sur des airs japonais
1922 : G. Enesco, Allegro de concert
1923 : Ed. Mignan, Rhapsodie sur un thème de Maurice Ravel
1924 : G.M. Grovlez, Impromptu
1925 : G. Pfeifer, Fantaisie ballade
1926 : N. Gallon, Improvisation et Allegro
1927 : L. Wurmser, Guirlandes
1928 : G. Enesco, Allegro de concert
1929 : Ed. Mignan, Rhapsodie sur un thème de Maurice Ravel
1930 : H. Fevrier, Intermezzo
1931 : H. Busser, Impromptu sur des airs japonais
1932 : N. Gallon, Improvisation et Allegro
1933 : G.M. Grovlez, Impromptu
Henri Busser : 1915, 1921, 1931
Claude Debussy : 1912
Georges Enesco : 1916, 1922, 1928
Henry Fevrier : 1913, 1930
Noël Gallon : 1926, 1932
Gabriel-Marie Grovlez : 1917, 1924, 1933
Reynaldo Hahn : 1905
Paul Lucien Hillemacher : 1906
Charles Lefevre : 1919
Edouard Mignan : 1923, 1929
Albert Perilhou : 1907,1914
G. Pfeiffer : 1904, 1908, 1918, 1925
Lucien Wurmser : 1927
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Parallèlement à la classe de Paris, d’autres villes s’ouvrent en France, comme à Toulouse, Montpellier, Dijon, ou Saint Etienne, mais aussi à l’étranger : Milan, Venise, Bologne, Turin, Amsterdam, Liège, Luxembourg, et même en Argentine :
UNE CLASSE DE HARPE CHROMATIQUE A BUENOS-AYRES
Mlle ZIELINSKA, dont tous les musiciens connaissent le beau talent, a gagné Buenos-Ayres avec l’idée d’y fonder une classe de harpe chromatique. Cette heureuse initiative a été pleinement couronnée de succès, de tout dernièrement le public argentin était à même d'apprécier, l'excellent enseignement de Mlle Zielinska qui donnait dans les salons de « La Argentina », une audition de ses toutes jeunes élèves. Le succès, du reste, ne fut pas seulement pour celles-ci et leur professeur. L'instrument de G. Lyon, lui aussi, en eut sa part. On s'émerveilla de sa simplicité de conception, sa sonorité charmante, et l'on fut surpris de voir le degré d'exécution atteint, en très peu de temps par ces jeunes filles que guide si sûrement Mlle Zielinska, aux efforts de laquelle nous sommes très heureux d'applaudir.Le Mercure Musical (La Revue Musicale S.I.M.), Vol. 9, 15 Avril 1913
Mais de tous les pays, c’est incontestablement la Belgique qui restera la plus fidèle à Pleyel. Deux ans après l’ouverture de la classe de Lille, Jean Risler ouvre une classe au Conservatoire Royal de Bruxelles, en 1900.
En 1929 lui succédera Germaine Cornelis (1er prix en 1903 chez Jean Risler), qui, en 1949, laissera sa place après vingt ans à Myriam Moens (1er prix en 1923 chez Germaine Cornelis). Malheureusement, personne ne succède à Myriam Moens à sa mort en 1953, et la harpe chromatique disparait du conservatoire de Bruxelles.
Finalement, après 19 ans de sommeil, Francette Bartholomée est nommée en 1972 professeur de harpe chromatique et harpe à pédales, et ressuscite ainsi la harpe Pleyel jusqu’à son départ en 2005 (seule la harpe à pédales y est enseignée depuis). Ainsi, après 33 années d’enseignement, Francette Bartholomée reste l’une des dernières grandes références de la harpe chromatique.
Pour autant, la harpe chromatique n’est pas encore tout à fait endormie : Paola Chatelle (1er prix en 1981 chez Francette Bartholomée), reprend la classe de harpes (chromatique et à pédales) d’Odile Tackoen en 1988 à Schaerbeek. Ainsi, L’Académie de Musique de Schaerbeek reste aujourd’hui la seule institution au monde où il est encore possible d’étudier la harpe chromatique.
Le déclin de la harpe chromatique.
Malgré l’ampleur des opérations de communication, une cabale se lève contre les chromatiques. Les harpistes « à pédales » refusent d’admettre qu’il s’agit véritablement d’un autre instrument, et persistent à le considérer comme évolution — aboutissant indubitablement sur le célèbre c’était-mieux-avant.
À titre de comparaison, le passage du simple vers le double mouvement, même long et conflictuel historiquement, soulève, instrumentalement parlant, tout de même moins de problèmes que celui de la harpe à pédales à la harpe chromatique : il n’est pas rare aujourd’hui que les élèves débutent sur harpe à simple mouvement avant de passer au double.
Avec la harpe chromatique, les positions de la main sont parfois entièrement différentes, et les doigtés tout à fait bannis de la technique de la harpe à pédales, comme les doigtés de « fourche ». À la harpe à pédales, ce doigté tordu ne serait qu’un bricolage façon Chico Marx de la harpe, mais ils sont pourtant très souvent utilisés à la harpe chromatique — presque même, à la base de sa technique. Les doigts, placés au niveau croisement, ne suivent plus forcément l’ordre des cordes, mais leur hauteur face au croisement, conséquence de quoi les mains n’ont pas forcément le même doigté pour un même accord.
Ainsi, la harpe chromatique demeure difficile d’accès pour le harpiste classique. Passer de la harpe à pédales à la harpe chromatique demande une certaine adaptation, plus ou moins longue. Au contraire, le passage de la harpe chromatique à la harpe à pédales se révèle très simple — en dehors de l’apprentissage du pédalier — puisque le plan de cordes ne correspond qu’au seul plan des cordes blanches.
Gustave Lyon va sans doute trop loin dans sa promotion, en affirmant que tout est jouable sur sa harpe. Car précisément, une bonne partie du répertoire pour harpe déjà existant est organiquement irréalisable, à cause notamment du problème du glissando, usé et parfois abusé dans de nombreuses pièces antérieures.
Ce problème ne pourrait sembler qu’un simple détail au regard de toutes les transcriptions possibles, mais ce serait oublier que la harpe reste le seul et unique instrument de l’orchestre capable de glisser d’une manière autre que chromatique — ce dont Debussy et Ravel, entre autres, ne voudront pas se priver.
Or la harpe chromatique ne se limite seulement qu’à trois types de glissando : sur les cordes blanches, sur les noires, et sur les deux en même temps. L’avenir d’un tel instrument, par sa nature incapable de s’adapter aux oeuvres du répertoire, reste mal engagé auprès de bien des harpistes, mais aussi des compositeurs.
La harpe intégrale.
Après un peu plus d’une vingtaine d’années d’existence, la harpe à pédales semble triompher de la harpe chromatique. Gustave Lyon ne l’ignore pas. Il connaît lui-même les limites de son instrument, et ne trouve aucun argument contre ces accusations à propos du glissando.
Aussi conçoit-il une nouvelle harpe, adaptée au répertoire de la harpe à pédales. Une harpe hybride entre le système des deux rangées chromatiques et celui de la mécanique à fourchettes : la harpe intégrale, une harpe chromatique à double mouvement.
Toujours à deux rangées de cordes, cette harpe retrouve les sept pédales habituelles, qui n’actionnent que les fourchettes de la rangée de cordes blanches. Les fourchettes sont, par conséquent, orientées coté main droite, à la différence d’une harpe à pédales habituelle. Le principe est tout à fait similaire que celui d’une harpe Erard : pédales relevées, les cordes blanches sont accordées en utb, et les pédales raccourcissent la longueur de vibration du bécarre au dièse. Ainsi le harpiste peut restituer n’importe quel glissando, et donc, tout le répertoire déjà existant.
Dans les 80 pages de l’excellent article “la harpe et sa facture” publié dans la deuxième partie de l’encyclopédie de la musique de Lavignac en 1927, Gustave Lyon, comme à son habitude, ne cache pas son enthousiasme vis-à-vis de sa nouvelle invention.
La harpe chromatique sans pédales ne peut pas faire le « glissando » ; on a pu, à la demande de certains auteurs, remplacer ces effets par des arpèges rapides et des gammes roulées. Pour le théâtre, si la nécessité s’en faisait sentir, rien ne peut empêcher le harpiste chromatique d’avoir à l’orchestre, dans ces rares occasions, un instrument à glissando soit à la harpe à pédales, soit même un instrument conçu spécialement à cet effet, et qui pourrait permettre de glisser, non seulement des accords de septièmes, mais des accords de trois notes.
Néanmoins, pour donner satisfaction à certains directeurs de théâtres, qui préféreraient utiliser la harpe chromatique sans pédales et avoir dans cet instruments les effets coutumiers de la harpe à pédales, M. G. Lyon a réalisé la harpe intégrale en s’inspirant de toutes les conclusions indiscutables où l’avaient conduit les études et la construction de la harpe chromatique sans pédales.
La nappe des cordes blanches a été établie de façon à constituer une surface plane ; les cordes ont été allongées, par rapport à leur longueur dans la harpe chromatique sans pédales, de la quantité voulue pour que, sous la même tension, elles fussent baissées d’un demi-ton.
Un mécanisme à double mouvement tout nouveau permet, par des commandes mues par des pédales ordinaires des harpes pédales, de raccourcir chacune des cordes de deux demi-tons successifs , chaque pédale commandant en même temps toutes les cordes de même nom de la harpe ; le plan des cordes blanches donne donc normalement la gamme diatonique d’ut bémol.
Toutes les pédales étant abaissées jusqu’au premier cran, ces cordes blanches donnent, alors, la gamme diatonique d’ut naturel, si bien qu’à ce moment, l’ensemble de ces cordes blanches et des cordes noires qui les croisent constitue la harpe chromatique sans pédales coutumière.
Les cordes traversent la table sans coudage, s’enroulent en haut, au delà du sillet, aux chevilles Alibert perfectionnées par M. Gustave Lyon, et s’accrochant au delà et au-dessous de la table à un sommier d’accroche en duralimin qui, avec la colonne en magnésium et le sommier du haut en duralimin et magnesium, constitue un tout indéformable.
Pendant le repos, ces cordes, qui sont libérées de la table, ne la déforment donc pas ; quelques minutes avant le jeu, on pousse vers le centre de la table des boutons de pression qui appuient la corde contre a table, lui permettant ainsi de répandre dans l’espace les vibrations de la corde.
Le mécanisme des pédales, très perfectionné, permet un réglage immédiat et durable, particulièrement utile aux harpistes.
Enfin, les recherches pour la harpe intégrale ont amené M. G. Lyon à réaliser des montures de cordes sur axe d’acier filé en boyaux, qui assurent un accord absolument stable et une durée d’utilisation extraordinaire à ces cordes ; d’où, économie dort importante pour les harpistes, et sécurité absolue pour l’exécution.Gustave Lyon
Pour développer sa harpe intégrale, Gustave Lyon expérimente d’abord son mécanisme à double mouvement sur quatre anciennes harpes chromatiques, référencées maintenant comme “harpes diatoniques à pédales”, et numérotées de 2001 à 2004. Les essais réussis, Gustave Lyon utilise là encore d’anciennes harpes chromatiques, pour les transformer en harpes intégrales.
Malgré l’annonce — un peu trop précipitée — dans l’encyclopédie de Lavignac, seules sept harpes intégrales ont été construites, numérotées de 3001 à 3006, puis 3015.
L’idée était pourtant excellente. Elle témoignait cependant d’un signe évident de l’échec de la harpe chromatique.
Gustave Lyon revient en effet sur tous les inconvénients qu’il reprochait naguère à la harpe à double mouvement (usure rapide des cordes au niveau des fourchettes, casse-tête du pédalier, mécanique bruyante, frisements des cordes sur les fourchettes, réglages incessants..), et surtout, qui l’avaient conduit à concevoir sa harpe chromatique. Désaveu ? Reniement ? Trahison ? Gustave Lyon sait bien que ce n’est pas qu’une question de simple glissando. Il est suffisamment intelligent et objectif pour prendre en considération les reproches habituels des harpistes sur sa harpe chromatique. Le problème du glissando n’est sans doute qu’un prétexte, peut-être espère-t-il au fond de lui que les harpistes seraient moins découragées à l’idée de s’adapter à son instrument.
Sa harpe apparaît dès lors davantage comme une harpe à double mouvement munie d’une rangée de cordes noires, plutôt qu’une harpe chromatique à pédales. En lisant ses arguments contre le double mouvement — qui sont d’ailleurs, essentiellement ceux de Wolff, on comprend que Gustave Lyon aurait eu du mal à revenir sur ses accusations pour défendre sa nouvelle harpe. Ou alors, il lui aurait fallu mettre au point un mécanisme révolutionnaire, ce qui l’aurait conduit à produire de simples harpes à pédales, puisque le principe des deux rangées de cordes avait été prévu pour remédier à une mécanique jugée déficiente. Il aurait donné ainsi raison à Godefroid et Hasselmans, mais la pilule aurait été encore plus difficile à passer dans les classes de harpe chromatique.
C’est pourquoi cette harpe, révélant l’impasse de la harpe chromatique, ne dépasse pas le stade de prototype. La harpe chromatique s’éteindra peu de temps après.
***
Au lendemain de la Grande Guerre, l’entreprise Pleyel est certes affaiblie, mais pas à terre. Les années 1915, 17 et 18 ont vu la production passer sous la barre symbolique des mille pianos par an, avec un triste record pour 1918 : seulement 369, contre 3630 en 1913. Gustave Lyon relance les activités de l'usine de Saint-Denis (27.000 m2 d’ateliers, 200 moteurs, 400 machines…), et Pleyel remonte fièrement la tête jusqu’à son apogée, dépassant 2000 pianos annuels en 1924 (2853 exactement).
Mais c’est un tout autre projet auquel se consacre Gustave Lyon. Les salles de concert de l’immeuble Pleyel de la rue Rochechouart ne répondent plus à la demande. Il en faut une nouvelle, plus grande.
Avec les architectes Jean-Marcel Auburtin puis André Granet et Jean-Baptiste Mathon, Gustave Lyon conçoit et réalise ainsi le plus grand centre musical qui puisse alors exister, avec trois salles de concerts (dont la plus grande, 2.546 places à l’époque), des studios de travail insonorisés pour différents artistes (Igor Stravinsky, Alfred Cortot…), des bureaux, des logements de fonction, de grands foyers pour le public, et bien sûr, de grandes salles d'exposition pour les instruments. C'est la Salle Pleyel, inaugurée le 18 octobre 1927, l’une des trois salles de concert les plus grandes et prestigieuses au monde, avec le Carnegie Hall de New York et le Concertgebouw d’Amsterdam. C’est un succès musical, mais surtout acoustique et architectural comme le montrent les nombreuses lettres de félicitations adressées par Gustave Lyon — en particulier par Le Corbusier. Mais l’incendie du 19 juillet 1928 ravage la grande salle et les plafonds des salles Chopin et Debussy. La salle ne réouvrira qu’en 1930. L’acoustique semble souffrir de la rénovation dans le contexte économique de la crise de 1929, les moyens investis sont modestes. La filiale de Pleyel qui gère l’immeuble ne se relève pas de ce choc financier et la salle, ramenée à une jauge de 2 400 places, devient la propriété de la banque qui avait accordé l’emprunt d’origine, le Crédit Lyonnais, en 1935.
Gustave Lyon laisse son fauteuil à Charles Renard à sa retraite en 1930, date à laquelle cesse définitivement la fabrication des harpes. Depuis les travaux de 1894, Pleyel n’en aura produit en tout que 900. Les classes s’éteignent rapidement, à commencer par celle de Paris en 1933. Gustave Lyon meurt en 1936. Seule la Belgique lui restera fidèle, en maintenant la classe jusqu’au départ de Francette Bartholomée, dernier bastion de l’enseignement de la harpe chromatique : les instruments en état de fonctionnement se raréfieront, et la classe ne fermera qu’en 2005, faute de successeurs.
En 1961, la manufacture Pleyel quitte Saint Denis lors de sa reprise par Gaveau-Erard, qui avaient fusionné un an avant. Comble du comble, les trois marques concurrentes sont alors réunies. En 1970, le 210.859ème piano, le tout dernier, marque l’arrêt total de la fabrication des Pleyel par Pleyel. L’année suivante, la firme allemande Schimmel reprend à son compte les trois marques, dès lors fabriqués à Braunschweig.
En 1994, la firme française Rameau, à Alès, rachète Gaveau, Erard et Pleyel, et devient Manufacture Pleyel, puis Pleyel & Co. En 1998, suite aux difficultés financières du Crédit Lyonnais, la Salle Pleyel est rachetée sur projet culturel par un investisseur privé passionné par l’histoire de Pleyel, Hubert Martigny, qui rachète deux ans plus tard, la manufacture d’Alès au moment de son dépôt de bilan.
Hubert Martigny réussit ainsi le délicat défi de réunir à nouveau la salle et les pianos Pleyel, dont la manufacture retrouve sa bonne ville de Saint Denis, comme au bon temps des grandes heures d’Auguste Wolff et Gustave Lyon.
Oeuvres pour harpe chromatique
(composées au début du siècle seulement) :
ALPHEN-STRAUSS, Robert - Romance sans paroles (1911)
BUSSER, Henri - Impromptu sur des airs japonais, Op. 58 (1915)
CASELLA, Alfredo - Berceuse Triste (1911),
CASELLA, Alfredo - Sarabande (1909)
CAVEROC, Germaine - La source murmurait au pâle clair de lune (1911)
CHAPUIS, Auguste - Sérénade en quatre parties (1926)
CIARLONE Virginie - Impromptu
D’AGREVE, Ernest - Deux pièces (1923)
DE BOECK, Auguste - Fantaisie (1916)
DE BOECK, Auguste - Improvisation (1927)
DE BOURGUIGNON, Francis - Ballade des dames du temps jadis (1936)
DE FAYE-JOSIN, Frédérique - Barcarolle (1905)
DE FAYE-JOSIN, Frédérique - Rhapsodie bretonne (1914)
DE FAYE-JOSIN, Frédérique - Ballade en ré mineur (harpe chromatique et basson, 1910)
DE MESQUITA, Carlos - Deux pièces (1902)
DEBUSSY, Claude - Danses sacrée et profane (1904)
DELABORDE, Eraïm Miriam - Trois pièces (1903)
DELMAS, Marc - Thème et variations, op.198 (1925)
DELUNE, Louis - Ecossaise (1913)
DESPORTES, Emile - Impressions et souvenirs (1908)
D’OLLONE, Max - Fantaisie pour harpe chromatique et quatuor à cordes (1908)
ENESCO, Georges - Allegro de concert (1904)
FEVRIER, Henry - Intermezzo (1905)
GALLON, Noël - Improvisation et Allegro (1926)
GROVLEZ, Gabriel-Marie - Impromptu (1909)
HAHN, Reynaldo - Prélude, de Prélude, Valse et Rigaudon (1905)
HILLEMACHER, Paul Lucien - Petite pièce en forme d’étude
HILLEMACHER, Paul Lucien - Pièce de concert (1906)
HONEGGER, Arthur - Prélude Blues (quatuor de harpes chromatiques, 1925)
HURE, Jean - 1ère sonate pour piano ou harpe chromatique (1907)
JONGEN, Joseph - Ballade sur un vieux Noël wallon oublié
JONGEN, Joseph - Concert à cinq (flûte, trio à cordes et harpe chromatique ou à pédales, 1923)
KOECHLIN, Charles - Nocturne, op.33 (1907)
LE FLEM, Paul - Danse désuète (1909)
LE FLEM, Paul - Clair de lune sous bois pour harpe (1910)
LEFEVRE, Charles - Introduction et allegretto (1919)
LEFEVRE, Charles - Andante et Choral (harpe chromatique et orchestre, 1908)
MENU, Pierre - Fantaisie dans espagnol dans une ambiance espagnole (harpe chrom et quatuor à cordes, 1923)
MIGNAN, Edouard - Trois pièces (1908)
MIGNAN, Edouard - Rhapsodie sur un thème de Maurice Ravel (1923)
MOOR, Emanuel - Dix esquisses pour piano ou harpe chromatique (1909)
MOOR, Emanuel - Concerto pour harpe chromatique et orchestre, op.141
MOOR, Emanuel - Pièce de concert pour harpe chromatique
MOOR, Emanuel - prélude op.71 no.3 pour harpe chromatique
NERINI, Émile - Fantaisie italienne, op.22 (1905)
NERINI, Émile - trois valses, op.28 (1906)
NERINI, Émile - Jonglerie, op.36 (1909)
PERILHOU, Albert - Ballade-scherzo (1907)
PFEIFFER, Georges - Fantaisie ballade en ré, op.149 (1908)
QUEF Charles - Arabesque, op.35#2 Humoresque op.35#3
ROGER-DUCASSE - Basso Ostinato (1923)
SACHS Léo - Impromptu (1913)
SAMUEL-ROUSSEAU, Marcel - Fantaisie (pour harpe chromatique et quintette à cordes, 1904)
SCHMITT, Florent - Deux Pieces Pour Harpe Chromatique : Landes, Tournoiement (1913)
SCHMITT, Florent - Andante et Scherzo (harpe chromatique et quatuor à cordes, 1903)
SCHARRES, Charles - Improvisata (1914)
STOEKLIN, Auguste - Fantaisie op.55 (1913)
SPORK, Georges - Fantaisie-Caprice (harpe chromatique et orchestre, 1903)
TEDESCHI, Luigi Maurizio - Fantaisie-Caprice (1907)
VAN OVEREEM, Mario - Concerto en la mineur (harpe chromatique et orchestre, 1905)
VAN OVEREEM, Mario - Scherzo (quatuor de harpes chromatiques, 1913)
WALLNER, Léopold - Mazurka de concert (1905)
WURMSER, Lucien - Guirlandes (1927)
WURMSER, Lucien - Nocturne (1920)
14. Jean-Louis Tulou (1786-1865), professeur de flûte au conservatoire, auteur d’un Nocturne pour flûte et harpe cosigné par F.-J. Naderman, et comme lui, facteur d’instrument.
15. Maria Grossi (1885-1974), professeur de harpe Erard au conservatoire de Florence jusqu’en 1958, célèbrissime aujourd’hui pour sa Metodo per arpa, de 1946.
16. Cf. Lettre de Hans Richter à Gustave Lyon ci-dessus. 17 Cf. note n°10
17. Cf. note n°10
18. Maurice Ravel, Introduction et Allegro, créée le 22 février 1907 par la Micheline Kahn, avec Philippe Gaubert (flûte), M. Pichard (clarinette) et le quatuor Firmin Touche, sous la direction de Charles Domergue.