Article publié dans le Bulletin de l'AIH n°54 AH/2016
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Pierre Boulez - AD MAJOREM HARPA GLORIAM
Ad Majorem Harpa Gloriam. À la plus grande gloire de la harpe.
Cette dédicace de Pierre Boulez à Jacqueline et Francis Pierre montre, sans doute de manière anecdotique mais non moins sincère, à quel point la harpe occupait une place importante dans son cœur et ses oreilles. À l’inverse de son professeur au conservatoire, Olivier Messiaen, qui n’a jamais écrit la moindre note pour la harpe, Pierre Boulez a toujours eu le bon goût de ne jamais la délaisser, et si ses œuvres sont presque aussi peu nombreuses que celles de Webern, presque toutes ses pièces d’ensemble ou d’orchestre comportent une, deux, ou trois harpes. Seules cinq partitions en sont totalement privées : Rituel, Explosante-Fixe, Dérive, Mémoriale, et le Marteau sans Maître.
Par ordre chronologique :
- Le Visage Nuptial (1947) : deux harpes.
- Le Soleil des Eaux (1948) : une harpe.
- Pli selon pli (1959) : trois harpes, ou plutôt trois harpistes pour cinq harpes, dont deux sont accordées en quart de tons.
- Figures, Doubles, Prismes (1958) : trois harpes.
- Eclat-Multiples (1965-1970) une harpe.
- Domaines (1968) : une harpe.
- Cummings ist der Dichter (1970) : trois harpes.
- Notations I à IV (1980) et VII (1999) : trois harpes.
- Repons (1981-1988) : une harpe.
- SurIncises (1996-1998) : trois harpes.
- Dérive 2 (2006) : une harpe.
Si la harpe est présente dans ces œuvres, deux partitions majeures la mettent particulièrement en avant : Repons, et SurIncises.
Repons est une sorte d’immense concerto grosso moderne pour six solistes et ensemble instrumental. Repris par l’électronique IRCAM — à l’époque, l’énorme machine 4X — les six solistes sont des instruments à sons résonnants disposés tout autour de la salle de concert : deux pianos, harpe, vibraphone, xylophone/glockenspiel et cymbalum. L’orchestre, au contraire, est placé au centre de la salle, et constitué des 24 autres musiciens de l’Ensemble InterContemporain, instruments à sons fixes seulement.
C’est Marie-Claire Jamet qui donnait la première mondiale, le 18 octobre 1981 à Donaueschingen, et Fabrice Pierre la première française le 15 décembre de la même année, à la maison de la culture à Bobigny. Marie-Claire Jamet a créé ensuite les deuxième et troisième versions, en 1982 et 1984, mais surtout la version mémorable, en plein air, de la carrière Boulbon au Festival d’Avignon le 12 juillet 1988.
SurIncises. Il s’agit d’une immense extension d’une petite pièce très virtuose pour piano, Incises, pour trois groupes de trois instruments : trois pianos, trois harpes, et trois percussions. Une première version de 12 minutes a été crée en 1996 à Basel pour les 90 ans de Paul Sacher, avec Boulez à la tête de l’EIC, mais la version complète, de 37 minutes, fut crée le 30 août 1998 au festival d’Edimbourg par l’ensemble InterContemporain sous la baguette de David Robertson, avec aux harpes Frédérique Cambreling, Sandrine Chatron et Marianne Le Mentec.
Les liens de Boulez avec la harpe ont commencé très tôt.
En 1941-42, pendant son année en classe de mathématiques supérieures à Lyon, Pierre Boulez fait la connaissance de la grande chanteuse Ninon Vallin, qui s’était installée dans une grande propriété à Millery, près de Lyon. Enthousiasmée par le jeune homme, et désireuse de soutenir son projet de s‘installer à Paris, elle envoie alors une lettre à son ami Pierre Jamet dans laquelle elle le recommande chaudement (entre autres collaborations musicales, Ninon Vallin et Pierre Jamet avait gravé ensemble en 1936 des mélodies populaires du Pérou - PATH2 PG 38). À son arrivée à Paris à l’automne 1943, Boulez est donc accueilli par Pierre Jamet et son épouse Renée Hansen-Jamet, qui lui trouvent une petite chambre de bonne chez leurs amis, les Henri-Martin, qui deviendront plus tard de fervents abonnés du Domaine Musical. Ce sont les Jamet qui introduiront le jeune Boulez au milieu musical parisien, le sortant à tous les concerts, entre autres ceux du conservatoire, avant qu’il n’intègre l’institution l’année suivante. Boulez est resté toute sa vie loyal à Pierre Jamet, et bien des harpistes se souviennent encore de ce concert mémorable de Gargilesse en 1983, où Pierre Boulez était venu célébrer les 90 ans de Pierre Jamet en l’accompagnant dans les Danses de Debussy avec l’Ensemble InterContemporain.
À la mort de Pierre Jamet en 1991 à 98 ans, Boulez écrivait cet hommage particulièrement éloquent :
Pierre Jamet incarnait l’élégance même de l’interprète. J’entend élégance non pas au sens superficiel de joliesse apprêtée, plaisante, flatteuse ; mais eu sens où elle dénote acuité de la perception, affinement de la sensibilité, maîtrise de l’appréhension d’un texte musical. Qui l’a entendu jouer le répertoire de Debussy, Ravel, n’a pu qu’être transporté dans un lieu idéal où la passion et le rayonnement se confortent mutuellement. Si l’on peut parler, à son sujet, de clarté, ce n’est pas d’une qualité qui amoindrit, qui rapetisse, voire qui supprime le mystère ; il s’agit bien d’une clarté qui approfondit le mystère en le saisissant dans une aveuglante lumière. Peu d’interprètes sont capables à la fois de vous séduire et de vous enrichir, de vous enchaîner au son comme à la pensée : Pierre Jamet était de ceux-là.
Pierre Boulez.
Deux musiciens "historiques" ont marqué la vie harpistique de Boulez : Marie-Claire Jamet et Francis Pierre.
À son arrivée à Paris en 1943 chez les Jamet, Pierre Boulez a tout juste dix-huit ans, et Marie-Claire Jamet même pas dix. Au fil des années, la différence d’âge se fera moins sentir, et va se forger une amitié presque fraternelle. C’est donc tout naturellement Marie-Claire que Boulez fit venir dans la fosse du Théâtre Marigny chez Jean-Louis Barrault au début des années 1950 — Boulez y dirigeait les musiques de scène de la Compagnie Renaud-Barrault depuis 1946. Puis, en 1954, lorsque Jean-Louis Barrault et Madeleine Renault ont accueilli le Domaine Musical en leur théâtre, Marie-Claire a naturellement suivi Boulez dans cette nouvelle aventure. L’année suivante, en 1955, Marie-Claire Jamet a quitté la France pour le Canada. Ne pouvant plus continuer les concerts du Domaine, elle présenta alors à Boulez Francis Pierre, qui allait lui succéder. De là a débuté une nouvelle amitié aussi fidèle que durable.
Très actif, Francis Pierre a joué au sein du Domaine une quantité impressionnante de nouvelles pièces, que ce soit en musique de chambre ou sous la direction de Boulez. Pour autant, Pierre Boulez a toujours évité de confier les créations de ses œuvres au Domaine Musical, évitant ainsi les éventuels reproches de conflit d’intérêt. Tout au plus Francis a donné au sein du Domaine la première française d’Éclat en 1966, crée en première mondiale à Los Angeles l’année précédente pour les quarante ans du compositeur. Mais en dehors du Domaine Musical, Pierre Boulez recommandait Francis chaque fois qu’il le pouvait. C’est Francis Pierre par exemple, qui était déjà à la harpe dans les versions de chambre des deux Improvisations sur Mallarmé, puis dans la version pour orchestre, Pli selon Pli, ou encore la version avec ensemble de Domaines, avec l’ensemble Musique Vivante et Diego Mason. Bien plus tard, le 18 juin 1980, Francis Pierre tenait la partie de harpe, avec son épouse Jacqueline et leur fils Fabrice, de 20 ans, lors de la création des Notations I à IV pour orchestre, avec l’Orchestre de Paris et Daniel Baremboïm à sa tête, à la salle Pleyel.
Après le Domaine Musical, Pierre Boulez créa l’IRCAM en 1974, et surtout, deux ans plus tard, l’Ensemble InterContemporain. Pierre Boulez proposa alors naturellement à Francis Pierre de rejoindre ce nouvel ensemble, qui, après de longues hésitations, dû se résigner à conserver son poste à l’Orchestre de Paris plutôt que de se lancer dans une aventure — au tout début, l’EIC ne semblait pas forcément très pérenne, et la fermeture du Domaine en 1973 avait laissé aux musiciens un goût un peu amer. Boulez proposa également la place à Marie-Claire Jamet, qui le déclina pour les mêmes raisons que Francis, étant déjà soliste au National.
Il y a eu donc deux concours de recrutement, l’un avec Francis au jury, l’autre avec Marie-Claire. Au dernier concours, si le jeune Fabrice Pierre est effectivement arrivé en tête, Boulez s’est probablement méfié de ses dix-huit ans, et le concours est finalement resté caduque. En revanche, Boulez fit appeler Fabrice en 1981 pour le nommer chef assistant auprès de Peter Eötvös, alors directeur musical.
Après ces deux concours infructueux, Marie-Claire Jamet s’est finalement décidée à postuler pour l’Ensemble InterContemporain. Pierre Boulez l’auditionna dans la salle du Châtelet (notamment avec Stratus de Yoshihisa Taïra, avec Christian Lardé), suite à quoi elle intégrait l’EIC pour le premier concert en octobre 1976. Marie-Claire est restée soliste à l’ensemble InterContemprain pendant presque 17ans, jusqu’en 1993, où Frédérique Cambreling lui a succédé… une deuxième fois, puisque comme elle, elle avait été soliste à l’Orchestre National de France auparavant. Depuis 23 ans, Frédérique Cambreling est toujours aussi fidèle et active à l’Ensemble InterContemprain, créant à son tour une quantité vertigineuse de nouveaux répertoires.
Marie-Claire Jamet et Frédérique Cambreling ont toutes deux joué plus que tout autre sous la direction de Boulez. Marie-Claire Jamet a créé les versions définitives de Repons en 1984, et Cummings ist der Dichter, en 1986 à Strasbourg — encore avec Francis et Fabrice Pierre. Frédérique Cambreling a crée SurIncises et Dérive 2. Historiquement parlant, Dérive 2 relie d’ailleurs les deux harpistes : Marie Claire Jamet créa la version initiale, de 16 minutes, en 1988, et Frédérique Cambreling la version finale, de 45 minutes, en 2006.
Boulez est l’auteur d’un nombre incalculable d’écrits sur la musique. Les seules lignes consacrées à la harpe reprennent une conférence donnée à Strasbourg en 1961 sur la Deuxième improvisation sur Mallarmé. Publiée dans Points de repère. Tome I : Imaginer (chapitre 39 : Construire une improvisation - Christian Bourgois Éditeur, 1995 p.448-450), cette conférence montre comment, à l’époque, Boulez entend la harpe :
La harpe offre une richesse de sonorités peu commune. On n’a pourtant, jusqu’ici, utilisé que partiellement les possibilités de cet instrument. Je voudrais dire que les impressions reçues à l’écoute de certaines musiques traditionnelles ont été très importantes pour moi en tant que compositeur, car elles m’ont permis de m’affranchir, dans le traitement des instruments, des conventions occidentales. Dans les Andes péruviennes, j’ai entendu des paysans indiens jouer sur des harpes d’une sonorité tout à fait singulière. J’ai appris en les écoutant à utiliser les notes aiguës de l’instrument ainsi que certains effets de « sons étouffés ». Nous autres Européens avons dans l’oreille la harpe de Debussy, de Ravel. Ils l’ont employée d’une façon admirable ; mais cet usage a dégénéré : on pourrait aujourd’hui rester sous l’impression que la harpe est un instrument que chaque concert oblige à épousseter consciencieusement dans une succession de glissandi.
Il est en vérité dommage qu’un instrument aussi complet soit utilisé pour un effet aussi réduit. J’aimerais, pour cette raison, présenter quelques possibilités de jeu et de sonorité. D’abord les sons harmoniques ; ils sont comme étranglés, mais en même temps assez agressifs, car il faut pincer les cordes très fort pour que le son harmonique sorte bien. Je choisis la mesure 66 :
C’est dans l’aigu que le degré d’agressivité dont la harpe est capable est le plus élevé (mesure 68) :
Un autre mode de jeu consiste à pincer la corde près de la table d’harmonie. Les cordes pincées ainsi ne peuvent pas vibrer aussi librement que quand on les attaque en leur milieu. Le son qui en résulte est sec, plus perçant, et rappelle un peu la guitare. Très caractéristique également, le petit écho qui suit ici l’attaque (mesure 55):
Enfin, une dernière possibilité d’utilisation sur laquelle je voudrais insister : de petits arpèges secs au lieu d’accords (mesures 48-50):
Il est nécessaire de remettre en perspective cette présentation de la harpe. Les modes de jeu qu’évoque Boulez sont en effet relativement conventionnels, mais nous n’oublions pas que c’était en 1961, c’est à dire deux ans avant la création de la Sequenza II de Berio par Francis Pierre. Et du reste, contrairement à ce qu’il avance, il n’y avait, finalement, rien de terriblement nouveau dans le jeu : Debussy et Ravel ont largement utilisé les sons harmoniques, et quand bien même, l’école moderne de la harpe de Salzedo était déjà publié dès 1921 — c’est d’ailleurs Boulez lui-même qui présenta cet ouvrage à Francis Pierre. Mais effectivement, l’usage résolument moderne que réserve Boulez à la harpe ne se situe pas à travers les modes de jeu, mais directement par son langage musical en soi.
Il est amusant de remarquer qu’à cette période de Pli selon Pli, Boulez a largement pris position en faveur de la harpe américaine de type Lyon & Healy, la préférant à la harpe Erard qui vivait alors ses dernières heures, au point de le préciser dans la nomenclature de ses propres partitions. D’abord prudemment dans la version de chambre de la Première Improvisation sur Mallarmé, en 1957 : « Harpe (américaine de préférence) », puis deux ans plus tard, dans Tombeau, cinquième et dernier volet de Pli selon Pli, de manière un peu plus catégorique : « 2 harpes (américaines) » —il précise d’ailleurs aussi Piano Steinway 3 pédales.
Tout aussi anecdotique qu’elle soit, cette remarque est révélatrice de la manière dont Boulez se nourrissait déjà de l’avis des musiciens avec lesquels il travaillait, et de la confiance fidèle qu’il leur a toujours accordée.