Article publié dans Le Bulletin de l'AIH n°45 PE/2007

EN | FR


Jacob Jardaens - David jouant de la harpe


Jordaens.jpg

huile sur toile, 76×61 cm
Musée de l’Hôtel Sandelin, Saint-Omer


Ce tableau non signé de l’école flamande, attribué à Jacob Jordaens (1593 - 1678), représente le jeune roi David en train de chanter, s’accompagnant à la harpe.

Son visage lisse, son regard doux, ses lèvres fines et ses beaux cheveux bouclés lui donnent une allure presque angélique, et évoquent plus ses anciennes amours avec Jonathan que l’épisode sanglant où il décapita le géant Goliath, libérant les siens de l’esclavage des Philistins et devenant roi des Hébreux.

Si ses traits restent fins et doux, sa bouche est étonnement moderne : on voit notamment sa langue, et surtout ses dents, représentations rarissimes au XVIIe siècle.

Sir Anthonis van Dyck  Nicholas Lanier  [Wien, Kunsthistorisches Museum]

Sir Anthonis van Dyck
Nicholas Lanier
[Wien, Kunsthistorisches Museum]

Si Jacob Jordaens tire souvent ses modèles de personnages de la rue ou de scènes populaires, au contraire, son contemporain Sir Anthonis van Dyck montre une très grande préférence pour le luxe et le raffinement de la peinture anglaise.
Par cet excès de réalisme, qu’en d’autres circonstances on aurait considéré comme grossier, il est possible que Jordaens raille van Dyck, auteur vers 1630 du portrait très solennel de Nicholas Lanier (1588-1666), chanteur et compositeur au service de Charles Ier, qui servit de modèle à Jordaens pour représenter David.

La harpe de David est richement décorée, ornée de sculptures et de dorures. Comparé à la profondeur de la caisse de résonance, l’angle de la table semble avoir été élargi, laissant supposer une harpe très imposante, à la mesure de la puissance d’un roi. Ces détails contrastent avec une tenue vestimentaire pour le moins modeste : une simple chemise à moitié ouverte, rappelant ainsi qu’il était jadis berger.

La harpe, malgré l’expression consacrée instrument des Dieux, révèle son origine artisanale, au sens où elle est produite par et pour l’Homme, d’où cet aspect luxueux. En revanche, l’Homme ne saurait cacher sa nature de modeste mortel. La harpe est ici l’artifice, dont les signes de luxe donnent l’illusion d’éternité. L’homme est au contraire le naturel, l’éphémère, et tout roi qu’il est, il reste aussi périssable que le laurier de sa couronne.

Les harpistes seront étonnées de la position de David sur son instrument : il tient sa harpe sur le côté, presque parallèle à son torse. Son bras gauche laisse supposer une taille anormalement petite, accentuée par la robustesse de son bras droit. Au lieu de faire corps avec sa harpe, comme on a l’habitude de le voir dans ses représentations, il ne semble pas très à l’aise, plutôt gêné par cette machine encombrante. La direction de David et celle de sa harpe sont en effet tout à fait opposées : lui tourne son regard presque en arrière, vers la lumière, vers l’Eternel (en haut à gauche en arrière-plan du tableau), tandis que son instrument est tourné vers la pénombre, à l’avant, vers les mortels, vers le spectateur.

La voix, instrument naturel, se dirige vers le divin, chante les louanges célestes, et la harpe, instrument fabriqué, s’oriente vers les hommes, ne séduit que les mortels. Un peu plus, et il tournerait le dos à sa harpe : l’opposition est si forte qu’elle suggèrerait presque un portrait de profil, alors que son buste est présenté de face.
S’il est aisé de peindre un instrument de musique, il est plus difficile de peindre la voix, immatérielle. Ici, le larynx a beau être situé au centre du tableau, on suppose que David chante plus aux détails de sa bouche qu’aux propriétés qu’on attendrait des traits d’un visage et de la forme d’une cage thoracique adoptés habituellement par un chanteur à l’ouvrage.

En effet, plutôt que l’expression du visage d’un chanteur, son regard trahit une certaine soumission à cette lumière céleste, alors que la harpe, par son inclinaison — en particulier celle des cordes, semble dominer ses auditeurs. Sa tête, le spirituel, se tourne vers Dieu, et ses doigts, le manuel, seulement vers les hommes. Plus encore, David semble presque dialoguer, la technique du clair-obsur du Caravage accentuant son front, son esprit, ce qui renforce cette impression de grandeur, de roi au dessus du commun des mortels. David recoit l’inspiration de la lumière céleste, et sa harpe apparait comme médiateur entre Dieu et les mortels.

**

Pierre-Paul Rubens : David à la harpe  [Francfort, Städtl. Museum]

Pierre-Paul Rubens : David à la harpe
[Francfort, Städtl. Museum]

Lorsqu’on évoque le tableau du Roi David à la harpe, on pense aussitôt à celui, célébrissime, de Rubens, comme on pense à Mozart pour la quarantième. Si van Dyck avait été l’assistant du grand maître d’Anvers entre 1610 et 1614, Jordaens est toujours resté un très proche collaborateur, de 1620 jusqu’à sa mort en 1640. Jordaens occupera d’ailleurs les fonctions de premier peintre d’Anvers, au lendemain de la mort de son beau-frère (Jordaens avait épousé la soeur de Rubens en 1616).

Il n’est pas impossible que le tableau de Jordaens rende hommage à Rubens. Bien que 16 années seulement les séparent, l’aspect candide et dénudé du jeune David de Jordaens s’incline devant la sagesse de la barbe et la noblesse de l’apparat du vieillard de Rubens.
Les deux David se dirigent vers la même direction, mais la harpe de Rubens reste étrangement sobre, sans dorures, contrairement à celle de Jordaens.

Toutes deux sont incomplètes, coupées par la bordure du tableau (ce qui donne l’impression qu’il s’agit plus d’un détail que d’un tableau). La console de Rubens est très modestement courbée, alors que celle de Jordaens s’élance anormalement, avec fougue et vanité, confrontant ainsi les deux âges.

Cette console très élancée contraste d’ailleurs avec la caisse, très plongeante. La réunion de ces deux n’est peut-être pas anodine : la culée, sur laquelle figure la fleur de lys, est en effet située à peu près au niveau du coeur de David.
La console et la table ne sont pas présentées selon le même axe. En masquant successivement les deux éléments, il apparaît très clair que la table se dirige au 3/4 vers l’avant du tableau, et la console au 3/4 vers l’arrière. D’après le corps de l’instrument, la console devrait en effet être beaucoup plus tournée vers le spectateur. Ce travail sur la perspective rend bien difficile d’imaginer la position d’une colonne, même courbée façon harpe bardique, et encore moins une colonne droite, parallèle aux cordes.

Loin de trahir un supposé manque de maîtrise des perspectives, cette disposition obéit à un certain équilibre des mouvements.

4.RoiDavid-analyse.jpg

L’épaule gauche, la culée, la courbure anormale du 4ème droit, la ligne de la main gauche et le pouce gauche indiquent clairement un cercle en rotation, de sens inverse à celui des aiguilles d’une montre.  La courbure de la console, elle aussi, suggère un cercle, moins entier, mais de même direction, en un mouvement vers la droite du tableau, du côté opposé à la lumière.

Ces deux cercles de même diamètre tiennent seulement dans la partie droite du tableau, et se chevauchent symétriquement à la ligne centrale horizontale : l’un plongeant vers le bas, l’autre s’élançant vers le haut du tableau.

La tête est tout aussi symétrique, mais cette fois à l’axe vertical : à droite, son visage, est éclairé, et à gauche, ses cheveux sont dans la pénombre. La courbure de son front et celle du cou montrent un cercle de même direction que les précédents.

On peut enfin sans problème restituer une grande courbe, descendant du front jusqu’au coude droit, puis tournant vers le bras, les doigts, et le pouce gauche, avant de disparaître vers le chapiteau. Cette nouvelle ligne invisible donne un mouvement essentiel à l’architecture générale, s’inscrivant parfaitement dans l’esthétique de Rubens.

La représentation de scènes musicales est toujours délicate, elle immortalise l’instant. Elle est un défi, pour un art où l’espace reste a priori figé, et où semblent abolies toutes notions de déroulement temporel. Que ce soit d’un élève ou de Jordaens lui-même, la question du temps est ici abordée par le travail des mouvements, c’est-à-dire des directions et des perspectives, et rend son tableau particulièrement vivant.