Article written for the premiere of the Trio in March 2020

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André Jolivet

Trio for flute, cello and harp
(1934)

Composition : January 1934.
Premiere : Paris, Philharmonie, 2020.3.3
Marine PEREZ, flute
Emmanuelle BERTRAND, cello
Sylvain BLASSEL, harp


La découverte plus de 40 ans après la disparition d’André Jolivet d’une partition majeure de sa production de jeunesse a de quoi surprendre, tant son œuvre a déjà fait l’objet de multiples et sérieux travaux de recherches.
Bien que trois pages de la colossale biographie sur Jolivet de Lucie Kayas soient consacrées au Trio pour flûte, violoncelle et harpe, et malgré les nombreuses lettres à son sujet — lettres éditées dans le magnifique ouvrage de Christine Jolivet-Erlih consacré à la correspondance Varèse-Jolivet — ce trio encore jamais joué était jusqu’alors tombé dans l’oubli. C’est grâce à l’acquisition par Sylvain Blassel du manuscrit autographe — à l’occasion de la vente aux enchères de plusieurs partitions d’André Jolivet en avril 2013, que la partition peut aujourd’hui être exhumée.

L’idée de la composition du trio a très probablement été soufflée par Edgar Varèse lors de son retour en France entre 1928 et 1933. Aux Etats-Unis, Varèse fréquentait régulièrement le harpiste Carlos Salzedo : ils avaient tous deux fondé l’International Composers’Guild en 1921, la première organisation dédiée à la création contemporaine en Amérique, qui a permis de donner les premières américaines d’œuvres de Bartok, Berg, Ives, Ravel, Poulenc, ou encore Schoenberg et Webern. Carlos Salzedo était aussi très actif au sein du trio qu’il avait fondé dès 1914 avec le flutiste Georges Barrère et le violoncelliste Paul Kefer. Anciennement Trio de Lutèce, Horace Britt succède à Kefer en 1932, rebaptisant ainsi la formation en BSB Trio (pour Barrère-Salzedo-Britt). C’est à cette nouvelle formation que Jolivet destinait son trio.

Les premières traces de la composition du Trio apparaissent dans deux lettres écrites par Varèse à deux jours d’intervalle dès la fin août 1933 :

Dites à Jolivet de travailler à son truc pour le trio.
— lettre de Varèse du 24 août 1933, destinataire inconnu
Travaillez à votre navet pour le trio.
— lettre de Varèse à Jolivet du 26 août 1933

Deux autres lettres de Varèse, écrites là aussi à deux jours d’intervalles en octobre sont un peu plus parlantes sur ses recommandations, en insistant sur « pas trop de notes », qu’il écrit dans les deux lettres. Il est difficile de savoir si ces recommandations sont plutôt d’ordre général, ou si au contraire elles concernent le trio en particulier, auquel cas un premier travail lui aurait déjà été envoyé.

Salzedo Barrère et Britt attendent le poulain de Jolivet. Pas trop de notes, que l’œuvre soit concise serrée et volontaire. Plus vous chargerez plus vous enlevez de possibilités aux sons de se déployer et de se projeter. Ils perdent leur force à tâcher de se dégager. Envoyez dès que prêt mais ne vous pressez pas pour ça. Pensez que pour la 1ère fois de votre vie (et peut-être pas beaucoup d’autres) vous serez exécuté par 3 grands artistes qui ne lésinent pas sur les répétitions.
— lettre de Varèse à Jolivet – 14 octobre 1933
Potassez votre truc pour Salzedo, mais pas trop de notes, et souvenez-vous que si vous avez une tête il faut s’en servir et penser avec. Vous n’avez pas le droit de foutre sur le papier des paquets de notes qui ne résistent pas à l’analyse. Souvenez-vous en outre qu’une œuvre n’est jamais assez dépouillée mais ne confondez pas (comme certains collègues) austérité avec pauvreté.
— lettre de Varèse à Jolivet – 16 octobre 1933

Deux mois plus tard en décembre, Varèse relance Jolivet au sujet de son trio :

Trio. Je l’attends de pied ferme mais ne vous pressez pas. Mettez-le au point. […] Pour le trio envoyez par lettre recommandée. C’est la seule façon.
— lettre de Varèse à Jolivet - 14 décembre 1933

La première lettre de Salzedo lui est adressée moins d’un mois plus tard, en janvier. Elle montre que soit le travail de Jolivet n’était pas encore vraiment très avancé, soit Varèse a été particulièrement discret auprès de Salzedo.

Monsieur, Merci pour votre envoi de musique, arrivé en bon ordre. Soyez certain que j’en aurai grand soin. À mon avis, votre « Air pour bercer » ne gagnerait pas à être transcrit pour harpe sauf quelques mesures. La matière en est trop essentiellement pianistique. Je serai heureux de recevoir votre Trio pour harpe, flûte et cello. A moins que vous n’en n’ayez déjà établi les plans, nous préfèrerions des pièces courtes, cinq ou six, à la forme sonate. Croyez je vous prie, Monsieur, à mes meilleurs sentiments.
— lettre de Salzedo à Jolivet – 7 janvier 1934

Lettre de Salzedo à Jolivet - 7 janvier 1934

La remarque de Salzedo à propos de l’Air pour bercer (1930, violon et piano) est assez surprenante. La partie de piano n’est pas en soit, particulièrement « pianistique », et il est au contraire facile de l’imaginer sonner à la harpe, comme a dû l’entendre Jolivet. Au demeurant, Salzedo avait d’ailleurs déjà transcrit plusieurs œuvres réellement pianistiques, comme les Children’s Corner de Debussy, ou la Sonatine de Ravel. Mais il est vrai que si le propre de la transcription aurait justement de rendre la « matière » moins pianistique, elle aurait en revanche posé de grands problèmes de pédales à la harpe — problèmes qui auraient pu se résoudre avec un peu d’entrain et concertation.

Quatre jours plus tard, Varèse appuie la lettre de Salzedo, et trois semaines plus tard, il relance à nouveau Jolivet :

Salzedo et Barrère et Britt attendent sans impatience votre Truc. Travaillez avec conscience et patience. Je viens de leur entendre jouer le trio de Riegger. Jamais compositeur ne peut être mieux défendu. Ils partent en tournée avec son Trio.
— lettre de Varèse à Jolivet – 11 janvier 1934
J’attends envoi du Trio pour Salzedo.
— lettre de Varèse à Jolivet – 2 février 1934

Mais c’est finalement quelques jours après cette lettre que Jolivet envoie sa partition à Varèse. Le retour de Varèse sur le trio indique des progrès, ce qui laisse à penser qu’il avait déjà vu une précédente étape.

Reçu Trio – je vous trouve en progrès mais encore un peu trop de notes. Toutefois grande et sensible amélioration. Bravo. Remis hier à Salzedo. A première vue il trouve la partie de harpe trop « écrite au piano ». Envoyez de suite parties. Ils veulent l’essayer. Travaillez en vous souvenant que le cerveau sert à quelque chose.
— lettre de Varèse à Jolivet – 14 février 1934

Plus de deux mois plus tard, en avril, une lettre de Varèse revient sur la partie de harpe. Varèse a conscience que le trio ne convainc pas Salzedo, et propose alors une issue par une orchestration pour petit ensemble. Cette lettre sous-entend surtout que Varèse pourrait avoir considéré la partition comme achevée, puisqu’elle « pourrait être remise sur le métier ».

J’ai finalement avec Salzedo lu votre Trio. Je vous trouve en progrès mais malheureusement votre partie de harpe n’est pas réalisée comme vous avez dû la concevoir. Salzedo considère que même aux plus expérimentés l’audition de ses sonorités nouvelles est nécessaire. Ça fait un peu œuvre orchestrale réduite pour trio. Ceci me donne l’idée que cette œuvre pourrait être remise sur le métier pour ensemble instrumental réduit. Son contenu prête à ça - pas de percussion mais un piano percutant – pas de cordes mais un cello solo – une flûte et piccolo pour l’aigu et pas d’autres petits bois. Qu’en pensez-vous ? Dans le grave, des cuivres doux, Tubas et Cors, peut-être une clarinette contrebasse.
— lettre de Varèse à Jolivet – 24 avril 1934

Jolivet semble avoir fait part de sa déception à Varèse dans une lettre du 4 mai, à laquelle il lui répond de manière assez bienveillante, bien qu’un peu brusque, mais dont le ton pour le moins familier oblige l’apaisement, avec une autorité presque paternelle.

Il est ridicule que vous soyez déçu par ce que je vous ai écrit de votre Trio. Vous devez vous sentir en progrès mais vous êtes trop anxieux d’être joué à tout prix. Travaillez et soyez sévère. On dirait que les lauriers éphémères des enfoirés de 20 ans sacrés génies pendant quelques saisons et ensuite boyaux culiers boudeurs et défoncés pour le reste de leurs jours vous empêchent de dormir. Ne vous laissez pas monter le bourrichon. Ne confondez pas gloire et publicité où mieux, pissez aux fesses de la 1ère et ne lâchez pas vos pépettes à la 2ème.
— lettre de Varèse à Jolivet – 2 juin 1934

Cette lettre de Varèse est datée du 2 juin 1934. Or dans sa correspondance ultérieure, Varèse parle d’une autre lettre de Jolivet écrite ce même 2 juin, donc avant qu’il n’ait pu lire ses recommandations. Varèse, probablement désolé de ne pouvoir que jouer les intermédiaire entre Jolivet et Salzedo, lui suggère de lui écrire directement :

Je transmets votre lettre à Salzedo [du 2 juin]. Pourquoi ne lui écrivez-vous pas directement ? 160 Riverside Drive.
— lettre de Varèse à Jolivet – 19 juin 1934

Leurs lettres se sont à nouveau croisées, car c’est également ce même 19 juin que Jolivet écrit de nouveau à Varèse :

Merci pour votre lettre du 19.6.
— lettre de Varèse à Jolivet – 9 juillet 1934

Quoiqu’il en soit, l’échange entre Jolivet et Salzedo ne semble pas avoir été des plus détendus, et c’est au fond probablement la réponse de Carlos Salzedo qui donna le coup de grâce au Trio. Cette lettre est transcrite ici intégralement, de sorte de bien en saisir le ton :

Cher Monsieur,

Varèse m’a communiqué votre lettre du 2 juin. Vous ne semblez pas vous rendre compte des conditions existantes. Tout d’abord, pendant la saison, leçons et tournées paralysent tout effort créatif. Or, votre trio n’est point chose que l’on peut mettre en répétition sans sérieux examen, et ceci rentre dans le domaine quasi créatif c’est à dire à tête repose [sic]. Cependant j’y ai travaillé souvent. Voici mon impression (laquelle peut se modifier après un examen à la campagne, où je vais sous peu)

- Primo. La conception musicale me semble réclamer une matière plus puissante que flûte, cello, harpe.

- Secondo. Pas plus que l’on ne peut apprendre à bien manger à travers un livre de cuisine, on ne peut ni comprendre, ni appliquer mes « trucs » (comme vous dites) sans les avoir entendu. Ceci ne ce [sic] discute pas. Je le sais par expérience.

- Terzo. Que vous soyez satisfait des résultats expérimentals [sic] de ma collègue (qui est-ce, à propos ?) je doute que je n’en sois aussi satisfait que vous ! D’abord, les sons Xilophoniques [sic] ne peuvent se faire sur les harpes françaises à cause des boutons d’arrêt des cordes – un ornement très inutile que j’ai fait enlever des merveilleuses harpes américaines, et qui permettent ces sons, et beaucoup d’autres.

- Quatro. Votre équilibre entre la flûte et le cello semble démontrer que cette combinaison vous est nouvelle. Ces deux instruments, de même qu’une soprano et un baryton, lorsque jouant à l’octave sonnent à l’unison [sic]. Et vous faites souvent passer le cello au-dessus de la flûte. Je doute que le résultat vous satisfasse – à moins qu’honnêtement voulu.

Pour conclure, vous voyez que je ne suis pas indifférent à votre trio, et croyez bien que la cause n’en est pas jugée. J’y retravaillerai cet été, et si je peux reconstituer votre pensée nous le mettrons en répétition à l’automne. Dommage que tant de liquide nous sépare, autrement votre Trio aurait déjà fait son petit tour des States.
Cordialement votre,
— lettre de Salzedo à Jolivet – 22 juin 1934

En dépit de la politesse encourageante des dernières lignes, cette lettre tapuscrite a sans doute eu un effet plus que démotivant. D’abord, les nombreuses fautes d’orthographe indiquent une rédaction un peu trop rapide, que Salzedo n’a pas jugé opportun de relire. Rappelons que malgré son nom, Salzedo était pourtant parfaitement français : né à Arcachon dans le Sud-Ouest de la France, c’est en 1903, à 18 ans, qu’il change son prénom d’origine, Léon-Charles Moïse, contre Carlos, en hommage à ses racines ibériques.
Par ailleurs, lister ainsi quatre critiques relativement peu fondées est tout aussi peu diplomate que pédagogue. Mais au-delà de la question de la forme et du ton assez professoral, le fond de la lettre de Salzedo n’en est pas plus encourageant.

En premier point (primo), remettre ainsi en cause la formation du trio montre à quel point Salzedo n’a pas saisi l’essence même du projet. La matière sonore que Jolivet donne au trio est en effet radicalement différente de ce que pourraient laisser supposer un usage traditionnel de ces instruments, et c’est justement ce qui en fait sa grande force. Désavouer ainsi la formation alors que l’écriture elle-même repose réellement sur ces trois instruments — qui plus est lorsque l’œuvre est déjà quasiment achevée — revient à remettre en cause la pomme dans la tarte aux pommes lorsqu’elle sort du four : ce n’est sans doute pas le commentaire le plus constructif que Jolivet aurait été en droit d’attendre.

En second point, Salzedo semble avoir été un peu vexé par la désignation par Jolivet de ses modes de jeux comme « trucs ». Sa réponse se veut lapidaire, irrévocable et sans appel. Mais ce faisant, il décrédibilise passablement l’objectif de son Étude Moderne de la harpe, que Jolivet avait étudié de fond en comble, la rabaissant au passage à un simple livre de cuisine. Il préjuge ainsi que Jolivet n’a pas entendu ses les effets de ses modes de jeu… ce qu’il contredit parfaitement juste aussitôt, dans le point suivant.

Salzedo écrit en effet sans détour dans son terzo que même si Jolivet est satisfait de ses effets, lui ne les approuve certainement pas — ce qui en soit, témoigne déjà de la grande considération que Salzedo s’accorde à lui-même. Mais pour discréditer sa collègue qui aurait expérimenté ses modes de jeu, il explique que de toutes façons, les sons xylophoniques « ne peuvent se faire sur harpe française ». Voici une affirmation complètement erronée : même Luciano Berio s’en servira trente ans plus tard dans sa Sequenza II, alors qu’elle fut composée pour la même harpe Erard. Ce mode de jeu diminue considérablement la durée de résonance des cordes en bloquant la base des cordes par les doigts de la main gauche, agissant comme une sorte de sourdine assez douce qui évoquerait aussi bien un pizz, un marimba, qu’un jeu de luth. C’est Salzedo qui a baptisé cet effet ainsi, mais en réalité, il faut beaucoup d’imagination pour imaginer un xylophone.
Salzedo a raison de préciser que la harpe Erard ne s’est jamais séparée de ses boutons de table (les « boutons d’arrêt des cordes »), héritage des anciennes harpes baroques et classiques, sur lesquelles cet « ornement inutile » était encore le seul moyen d’accrocher les cordes à la table lorsque la caisse n’était pas encore munie de ses ouïes. Mais la partie extérieure des boutons de table reste suffisamment discrète pour ne pas empêcher les sons xylophoniques, ne dépassant que de 4 millimètres pour les aigues, et 8 millimètres pour les grave. Au contraire, même s’ils sont un peu moins confortables, les boutons de tables permettent une bonne homogénéité de son pour chaque corde : en s’en servant comme repère de point d’appui, chaque doigt bloque les cordes exactement de la même façon, à la même hauteur et avec le même appui.
Salzedo tourne un peu l’histoire à son avantage en prétendant les avoir « fait enlever des merveilleuses harpes américaines » : ces boutons avaient déjà été retirés sur plus de la moitié du registre de la harpe, là où les sons xylophoniques sonnent au mieux. Dès la toute première harpe américaine Lyon & Healy en 1889, comme celles de la manufacture Wurlitzer, les boutons de tables en ivoire (ébène sur Erard) ne concernaient que le registre aigu, et même de manière standardisée, à partir du do 4 (do 3ème octave, no17, selon la numérotation des harpistes). Si Salzedo a effectivement fait retirer ces derniers boutons de table sur son nouveau modèle de harpe, il oublie de préciser qu’il en restait moins d’une vingtaine seulement...
Au demeurant, le registre où Jolivet situe ses très rares sons xylophoniques ne concerne même pas les cordes pour lesquelles Salzedo a fait enlever les boutons de table.. Mais une fois de plus, les sons xylophoniques sont parfaitement réalisables sur harpe Erard. Il est surprenant que Salzedo concentre ses remarques à propos des modes de jeu sur ce seul effet, alors que Jolivet en fait un usage particulièrement limité : un seul motif d’une seule mesure sur toute la pièce (quatrième de C), répété quelques mesures plus tard. En réalité, tous les nombreux autres modes de jeu ne posent pas plus de problème sur harpe française, et cette histoire de boutons de table n’est qu’un prétexte pour dévaloriser la harpe Erard, discréditer la harpiste avec qui Jolivet aurait expérimenté ces effets, et accessoirement, flatter ses propres travaux.

Enfin, Salzedo enfile les habits d’un professeur d’orchestration dans son quatro, se perdant dans des explications franchement nébuleuses sur l’octave sonnant à l’unisson. Sa remarque sur l’utilisation du violoncelle au-dessus de la flûte témoigne d’une approche particulièrement conventionnelle et conformiste de l’instrumentation, ce qui reste assez curieux compte tenu de ses affinités avec Varèse. Au contraire, la combinaison flûte et violoncelle, à l’unisson, en octave ou double octaves, avec parfois l’inversion des tessitures, crée des saveurs et des timbres particuliers et uniques que Salzedo a bêtement préférer ignorer.

Il est donc facile d’imaginer s’envoler toutes les illusions de Jolivet à propos de son Trio. Cette lettre laisse apparaître un Salzedo sous un angle superficiel et hautain, et certainement pas enclin à défendre la musique de Jolivet, tout comme lors de la première expérience de l’Air pour Bercer.
Jolivet a très certainement compris que Salzedo n’avait lu que de très loin sa partition, et qu’il serait bien illusoire de l’espérer l’entendre un jour sous ses doigts. Varèse s’inquiète discrètement de sa réaction, un peu plus de deux semaines après la lettre de Salzedo :

Salzedo. Vous devez être en possession de la lettre qu’il vous a écrit [sic] il y a quelques jours. Il m’a téléphoné ce matin. Il part demain pour sa maison de campagne dans le Nord. Son adresse pour l’été : C.S. CAMDEM (Maine) U.S.A.
— lettre de Varèse à Jolivet – 9 juillet 1934

Jolivet semble avoir tenu éloigné Varèse de l’amertume qu’on peut facilement lui imaginer. Leur correspondance au sujet du Trio s’arrête là pendant presque quatre mois, jusqu’en décembre, où Varèse revient timidement sur les commentaires de Salzedo.

Vu Salzedo samedi soir. Il ne pense pas pouvoir mettre votre Trio sur pied pour cette saison, il n’en est même pas question. Il m’a dit vous avoir écrit en détail à ce sujet. Continuez votre transcription. Salzedo trouve que c’est une bonne idée. A son point de vue la substance de votre boulot dépasse la limite sonore des instruments choisis. Je pense qu’il y a du vrai car la harpe et la flûte dans le grave ne portent guère et n’offrent pas les ressources que vos dynamiques réclament. […] Salzedo me dit que le Trio vous a été renvoyé. Confirmez.
— lettre de Varèse à Jolivet – 16 décembre 1934

Jolivet a effectivement tenté une orchestration pour petit ensemble , comme en témoignent les quelques annotations sur le manuscrit et une esquisse de quelques mesures, sans toutefois qu’un véritable projet de le faire jouer par un ensemble ne le stimule, à la différence du trio. Mais la partie de harpe étant réellement écrite selon les timbres de l’Etude Moderne de la Harpe de Salzedo, on peut facilement craindre qu’une orchestration ne fasse perdre aux différents modes de jeux toute leur véritable portée. Aussi cette tentative d’instrumentation sera-t-elle très vite abandonnée.

Jolivet a eu du mal à récupérer l’exemplaire qu’il avait envoyé à Salzedo. Une fois de plus, Varèse joue les intermédiaires à deux reprises plus d’un an plus tard, en mars et mai 1936.

Trio. Ce dernier vous a été renvoyé par Salzedo il y a un an au moins et ce sur votre demande à moi. Alors vous dû l’égarer dans le déménagement ce qui arrive hélas fort souvent. Salzedo est absolument sûr de l’envoi.
— lettre de Varèse à Jolivet – 18 mars 1936
Trio. Salzedo m’a affirmé vous l’avoir renvoyé. Je le sais très précis même méticuleux. Il est actuellement en tournée. Je vous conseille de lui écrire directement 160 Riverside Drive N.Y.C. A son retour lui parlerai à ce sujet.
— lettre de Varèse à Jolivet – 4 mai 1936

La partition est finalement retrouvée un mois plus tard. Salzedo tente de s’en dédouaner, mais s’il est facile d’accuser une élève, il est en revanche difficile de faire croire qu’elle puisse avoir oublié un manuscrit tout en lui ayant attribué « des mesures de précaution ».

Votre manuscrit est retrouvé. Sur mon insistance Salzedo a enquêté et voici ce qui s’est passé. Salzedo avait chargé une de ses élèves de vous retourner votre trio. Celle-ci occupée à d’autres choses l’avait tout bonnement enfermé par mesure de précaution dans un tiroir où elle l’avait oublié. Salzedo vous prie d’excuser ce contretemps – et vous renvoie par ce même courrier votre bien.
— lettre de Varèse à Jolivet – 12 juin 1936

Ainsi, le manuscrit est restitué à Salzedo, près de deux ans après son envoi. Ce sera la dernière fois que le trio sera évoqué dans les lettres de Varèse.

Avez-vous reçu trio que Salzedo vous a renvoyé ?
— lettre de Varèse à Jolivet – 26 juin 1936

Fort de cette mauvaise expérience, Jolivet renonça à confier son trio à d’autres musiciens, et préféra le laisser tomber dans l’oubli sans jamais chercher à le réveiller. Il faudra attendre 1941 pour qu’il renoue avec la musique de chambre avec harpe, avec une musique de scène pour la pièce de Lope de Vega mise en scène par Jean Villar, Aimer sans savoir qui, pour flûte, alto et harpe, dont Jolivet tirera aussitôt la Petite Suite. Aucun des harpistes avec qui il collaborera plus tard ne sera visiblement sollicité pour reprendre ce Trio : Alys Lautemann (Pastorales de Noël, 1941), Pierre Jamet (Petite Suite, 1941, Chant de Linos, 1944), Lily Laskine (Concerto, 1952), Vera Dulova (Prélude, 1966), Elizabeth Fontan-Binoche (Alla Rustica, 1963), et même Ursula Holliger (Controversia, 1968), pour qui Jolivet ressortira pourtant l’Etude Moderne de la harpe de Salzedo, ne seront sans doute même pas avertis de l’existence de ce trio. Même Francis Pierre, pourtant très avide de musique nouvelle pour harpe, n’avait jamais entendu parler de ce trio, alors que lui aussi avait travaillé avec Jolivet.

En dépit de l’accueil réfrigérant de Salzedo au Trio de Jolivet — il aurait pourtant dû être flatté qu’une nouvelle pièce rende ainsi hommage à son ouvrage, son Etude moderne de la harpe a eu un impact relativement important sur l’écriture pour la harpe, bien que tardif. En dehors de l’écriture pour la harpe de Varèse au sein de l’orchestre, et bien sûr de la musique de Salzedo elle-même, il faudra attendre l’après-guerre et la jeune génération pour que ces modes de jeu : Alberto Ginastera (Concerto, 1952), puis Luciano Berio (Circles,1960, Sequenza II, 1963), Heinz Holliger (Sequenzen über Johannes et Mobile, 1962), Sylvano Bussotti (Fragmentations, 1962), etc.

Si certains modes de jeu ont été très largement exploités par la suite, la notation parfois un peu trop encombrante a été réajustée, et leur désignation a été revue en termes peut-être moins poétiques et ésotériques, mais plus techniques.

La quinzaine d’effets utilisés ici par Jolivet sont le flux éolien, le flux hautboïstique, le flux en grêle, le Xyloflux, les accords en jet, les effets de tambour militaire sans timbre, le tremolo éolien, les accords éoliens, et les sons métalliques, guitariques, plectriques, xylophoniques, xylharmoniques, ou même ésotériques. Ils sont présentés ici en reprenant strictement la description de Salzedo, telle que publiée chez G. Schirmer (1921, rééd. 1948).

1.Flux éolien.png


Flux éolien
[glissando] : en glissant au milieu des corde, avec les pédales spécialement disposées, en montant avec le 3ème doigt, en descendant avec le pouce, la main entièrement ouverte sans aucune raideur

2.Flux hautboïstique.png


Flux hautboïstique
[glissando près de la table] : principe des Flux éoliens, glissés près de la table d’harmonie. Cette sonorité se précise mieux en jouant mezzo-forte et pas trop vite.

Flux en grêle [glissando avec les ongles] : en glissant au mileu des ordes avec le dos des ongles, en descendant la paume de la main en dedans, en montant la paume de la main tournée en dehors (les pédales spécialement disposées). Cette sonorité se précise mieux en jouant p et assez lentement.

4.Xyloflux.png


Xyloflux
: [glissando avec les ongles près de la table] : principe de Flux en grêle, glissés au ras de la table d’harmonie, en montant avec le pouce, en descendant avec le 3ème doigt.

5.Accords en jet.png

Accords en jet : en glissant brusquement au milieu des cordes de la note de départ à la note d’arrivée, d’après le sens de la flêche, en montant avec le 3e doigt, en descendant avec le pouce.

6.Effet de tambour militaire sans timbre.png


Effet de tambour militaire sans timbre
: Main gauche posée à plat sur l’extrémitié haute des cordes indiquées en notes carrées ; main droite, principe de l’Accord en jet ascendant, exécuté sur les mêmes cordes.

7.Trémolo éolien.png


Trémolo éolien
: frotter très rapidement, en mouvement de va-et-vient (avec la main à plat et les doigts en haut), les cordes comprises entre les notes-limites (les pédales spécialement disposées).

8.Accords éoliens.png

Accords éoliens ascendants : se produisent en glissant (de haut en bas) un doigt aussi rapidement que possible sur un groupe de cordes (es pédales spécialement disposées). Les notes de chaque accord doivent être jouées presque simultanément. La main doit être irréprochablement tenue dans la position normale. Après avoir produit l’accord, le doigt doit se replier instantanément dans la paume de la main et y demeurer lorsqu’un autre doigt devra jouer un deuxième accord. Le doigté est indiqué auprès de chaque accord.

9. sons métalliques.png

Sons métalliques : produits en maintenant la pédale en équilibre entre deux crans.

10.Sons guitariques.png


Sons guitariques
: produit en jouant tout près de la table d’harmonie

11.Sons plectriques.png

Sons plectriques : produits en jouant avec les ongles tout près de la table d’harmonie

12.Sons xylharmoniques .png


Sons xylharmoniques
: sons harmoniques étouffés au moment précis de leur production : le 2ème doigt (main droite) ou la main (main gauche) restant appuyée sur la corde jouée.

13.Sons xylophoniques.png

Sons xylophoniques : Main gauche : le bout des doigts fortement appuyés sur la plus basse extrémité des cordes indiquées en notes carrées. La main droite joue au milieu de ces mêmes cordes (le rôle de chaque main peut s’invertir suivant le cas). Cet effet peut aussi s’obtenir avec une main au lieu des deux, mais seulement pour des notes isolées : appuyer fortement le bout du 4ème doigt sur la plus basse extrémité de la corde à jouer et jouer celle-ci avec le 2ème doigt.

14.Sons ésotériques.png

Sons ésotériques : Dans cet effet les mains ne sont pas employées. Les Sons ésotériques s’obtiennent en actionnant aussi énergiquement que possible les pédales du bémol au bécarre, ou du bécarre au dièse. Cet effet est surtout appréciable lorsqu’exécuté par plusieurs harpes à la fois (et avec des harpes modernes de toute première qualité).


***

Au regard du traitement de la harpe, l’écriture pour violoncelle au sein du trio apparaîtrait presque dépouillée. C’est d’autant plus surprenant qu’en 1934, Jolivet avait encore en possession le violoncelle qu’il s’était acheté à son adolescence — et qu’il conservé toute sa vie). Après quelques vaines leçons de piano, il s’était en effet mis violoncelle, étudiant avec Louis Feuillard lui-même, celui des célèbres méthodes à la couverture jaune et rouge, et son propre témoignage montre qu’il était capable de se débrouiller avec son instrument :

Incontinent, prélevant sur mes économies, j’achetai un violoncelle… J’appris avec Louis Feuillard et assez rapidement, je fus à même d’exécuter quelques œuvres qui me permirent d’occuper une place dans l’orchestre de mon quartier. […]
Je fis partie d’un orchestre d’amateurs organisé par l’abbé Théodas, maître de chapelle de Notre-Dame-de-Clignancourt. Cet orchestre devait devenir une pépinière du Conservatoire de Paris. Plusieurs de ses membres sont aujourd’hui les remarquables instrumentistes de nos orchestres symphoniques. Nous jouions des œuvres inexploitées et des œuvres contemporaines.
— André Jolivet, conversations avec Hilda Jolivet (in Hilda Jolivet : « Avec… André Jolivet », Flammarion 1978, p.55)

Effectivement, le violoncelle a toujours occupé une place importante dans le cœur de Jolivet. Dès 1925, à vingt ans, il écrivait une Canzone pour quatre violoncelles. Plus tard, en 1943 son Nocturne pour violoncelle et piano pour Jean Brizard et Yvonne Loriod, puis en 1965 sa Suite en concert pour violoncelle seul feront figure de référence. Mais surtout, le violoncelle est le seul instrument pour lequel il a dédié deux grands concertos : l’un en 1963 pour André Navarra, et l’autre en 1966 pour Mstislav Rostropovitch (la flûte et la trompette eurent elles aussi deux œuvres concertantes, mais pas tous de forme concerto).

Avec un violoncelle sous la main, on peut donc facilement imaginer Jolivet expérimenter toutes sortes de modes de jeu pour assortir sa partie aux travaux de Salzedo. Au contraire, il a préféré se restreindre à une écriture largement moins aventureuse que la partie de harpe. Tout au plus ne demande-t-il que deux pizzicati « en faisant claquer la corde contre la touche » (une avant F), l’équivalent d’un pizz Bartok, et encore, dans un registre où l’effet n’est pas des plus probants. Si l’usage du pizz Bartok s’est depuis assez répandu, il était encore assez récent à l’époque du trio, Bartok ne l’ayant intégré qu’à partir de son 4e quatuor (allegretto pizzicato) en 1928. Il est d’ailleurs assez peu probable que Jolivet en ait eu connaissance à l’époque.
Dans le Trio, la partie de violoncelle se limite à des jeux sur la touche ou sur le chevalet, et quelques harmoniques, pizzicati et glissés. Pas de col legno, pas de pizz main gauche, pas de sourdine, même pas un seul trémolo, une notation parfois assez vague des harmoniques… Même son utilisation du ponticello n’est pas toujours des plus pertinente, en particulier dans le registre suraigu.

Ce n’est pas dans la technique elle-même que son approche du violoncelle est originale, mais bien dans son langage en lui-même : les très nombreuses doubles-cordes, qui renforcent le poids et l’épaisseur du duo flûte-violoncelle, les longues litanies incantatoires en doublures de celles de la flûte, de longues pédales dans le registre suraigu aux limites de l’asphyxie, etc. En réalité, le violoncelle a abandonné sa place de chambriste du trio avec piano pour rejoindre la même approche que la flûte : comme un instrument monodique soliste, à la façon des différents solos de l’orchestration d’Amérique de Varèse, qui a tant fasciné Jolivet à la première à Gaveau en mai 1929.

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Selon Varèse, Georges Barrère aurait déjà travaillé avec Jolivet avant la composition du Trio :

Barrère (ancien flûte solo de chez Damrosh qui a joué sous votre direction et vous admire) occupe une situation importante ici. Ici, Salzedo, Schönberg, d’autres camarades, et mon groupe vous sont acquis.
— lettre de Varèse à Jolivet – 14 février 1934

Il est assez difficile de trouver à quelle occasion et au sein de quel orchestre Jolivet aurait dirigé Barrère. La carrière de Barrère a effectivement commencé en France lorsqu’il était encore étudiant au conservatoire chez Henry Altès et Paul Taffanel : c’est un an avant son premier prix qu’il créa le Prélude à l’Après-midi d’un Faune, en 1894, alors qu’il n’avait tout juste que 18 ans et deux mois, avant d’intégrer trois ans plus tard l’orchestre Colonne, et de jouer fréquemment à l’Opéra de Paris. Mais il part aux États-Unis en 1905 pour rejoindre le New York Symphony Orchestra, à l’invitation de son directeur Walter Damrosh, où il jouera notamment sous la direction de Gustav Malher, puis Bruno Walter, Mengelberg, Toscanini, etc. Jolivet étant né précisément l’année du départ de Barrère pour les USA, il n’a rien vécu de sa carrière française. Jolivet n’ira pas aux USA avant 1960, et les rares visites de Barrère en France avant sa mort en 1944 ne permettent même pas d’affirmer que les deux hommes se sont réellement rencontrés. Peut-être Barrère a-t-il simplement confondu, en toute bonne foi.

Comme avec Salzedo, Varèse a aussi joué les intermédiaires entre Jolivet et Barrère :

Mon mot à Barrère annonçant l’envoi de votre partition est parti. Voici adresse : Mr. Georges Barrère 162 West 56st. New York City (U.S.A.) Faites donc le nécessaire et écrivez lui ainsi que convenu.
— lettre de Varèse à Jolivet – 31 mars 1931

Les agendas Jolivet stipule bien un envoi, mais ne précisent pas l’oeuvre :

Partition envoyée à Barrère.
— agendas Jolivet, 23 avril 1931.

On peut vraisemblablement imaginer qu’il s’agissait de sa Sérénade pour flûte, violoncelle et piano, écrite six ans plus tôt en 1925, seule pièce qu’il avait écrit alors pour la flûte.

Il est assez peu probable que Jolivet ait été réellement au courant des avancées américaines en matières de lutherie de la flute. Lorsque Barrère arriva aux Etats-Unis, sa flûte française Louis Lot en argent fit l’effet d’une révolution. Dès lors, les nouveaux instruments américains prirent exemple sur ce modèle, notamment dans les ateliers de William Sherman Haynes, remplaçant peu à peu les flûtes en grenadille. Haynes et Barrère expérimentèrent et perfectionnèrent ensemble des nouvelles flûtes, comme en 1914 les premières flûtes américaines en or, (14 puis 18 carats), avant que Barrère ne devienne conseiller artistique des flûtes Haynes, en 1919. Comme plus tard le modèle Salzedo chez Lyon & Healy, un modèle Barrère voit le jour en 1922 chez Haynes, en argent « à clés perforées », plateaux creux au lieu de plateau pleins.
Mais surtout, au début des années 1930, les travaux du physicien Dayton Miller montrent que la qualité du son pourrait dépendre de la densité du matériau. La densité du platine étant l’une des plus élevée (21,5 g/m3), devant l’or (19,5 g/m3), et l’argent (10.5 g/m3) Georges Barrère demande à Haynes en 1935 de lui fabriquer une nouvelle flûte en platine. Bien qu’une première flûte de ce genre avait été expérimentée de manière très confidentielle deux ans plus tôt à Londres, William S. Haynes honore la commande de Barrère, et presque aussitôt, en janvier 1936, Varèse étrenne sa nouvelle flûte en lui dédiant sa courte pièce Density 21.5, que Barrère donne en première mondiale le 16 février à Carnegie Hall — une deuxième version plus étoffée, avec notamment la section avec les bruits de clés, n’apparaitra que plus tard, en 1946). C’est grâce à ce titre que tous les flûtistes aujourd’hui connaissent presque de manière anecdotique la densité du platine, même si en réalité, la densité de la flûte de Haynes était légèrement supérieure, à 21.56 g/m3, du fait de son alliage à 10% d’iridium.

L’écriture pour la flûte de Jolivet dans son Trio est aux antipodes du répertoire auquel il avait alors accès : Syrinx de Debussy (1913), les Trois pièces pour flûte seule de Pierre-Octave Ferroud (1920), la Danse de la Chèvre d’Honegger (1921), la Sonatine de Milhaud (1922) les Joueurs de flûte de Roussel (1924), ou encore le récent Concerto d’Ibert (1933), etc. En réalité, son approche de la flûte est beaucoup plus proche de celle de Varèse (notamment dans Amériques), mais surtout, elle certainement liée à son récent voyage en Algérie en août 1933, où les improvisations à la flûte d’un berger berbère le fascineront au point d’influencer nettement ses Cinq Incantations pour flûte seule, de 1936, que le Trio annonce déjà.

En soi, en dehors de quelques utilisations du flatterzunge (qui n’était du reste pas très nouveau : Stravinsky l’avait déjà utilisé dans le Sacre, et Schoenberg dans son Pierrot Lunaire) le trio ne repose sur aucun effet de mode de jeu particulier, contrairement à la partie de harpe. Comme pour le violoncelle, la modernité de la flûte du trio, en plus du langage lui-même, se situe certainement davantage sur son écriture elle-même, qui repousse assez loin les limites de l’instrument : la très grande palette de nuances du pppp au fff, les très grands intervalles, et surtout, l’étirement à l’extrême de la tessiture de la flûte, du si grave jusqu’au contre-mib ! Même Varèse n’ira que jusqu’au contre-ré dans Density 21.5 deux ans plus tard.

Très curieusement, la partie de flûte du Trio semble appeler de ses vœux la fabrication de la flûte en platine : si la production de ce ré# suraigu n’est pas réalisable sur les flûtes en argent de cette époque, et encore moins en valeur longue, la flûte en platine de Barrère, qui n’existait pourtant pas encore, la rendra possible deux ans plus tard. Mais au-delà de cette question du suraigu, Jolivet avait sans doute en tête une flûte capable de très grande intensité et de brillance du son, et de la possibilité d’en pousser le volume sonore à l’extrême, qualités qu’offre manifestement la flûte en platine. Et pourtant, le très faible rayonnement de cette future flûte en platine laisse penser qu’il est assez peu probable que Jolivet l’ait jamais entendue. En revanche, au-delà de la simple question de l’instrument, il ne serait pas absurde de penser que la flûte du Trio ait pu avoir un impact sur la composition de Density 21.5 deux ans plus tard.